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RICHARD WAGNER

SA VIE ET SES OEUVRES

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 3o EXEMPLAIRES NUMEROTES A LA PRESSE

SUR PAPIER JAPON IMPERIAL

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IMMORTALITE

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ADOLPHE JULLIEN

RICHARD WAGNER

SA VIE ET SES OEUVRES

OUVRAGE ORXÉ 1)K (H AT OR/ K I.Il'HOC.R \PH I l-;S () H I (1 1 N A I, KS PAR M. FANTIN-IjATOUR

DE

Quinze Portraits de Richard Wagner

DE Q UA TRE EA UX -FORTE S

ET DE 12 0 GRAVURES, SCÈNES D ' O P É R A S , CARICATURES VUES DE THÉÂTRES, AUTOGRAPHES, ETC.

LIBRAIRIE DE L'ART

PARIS I LONDRES

JULES RoiAM, Knnj-:ini

29,CITEDANTIN,20 j

1886

Droits de traduction et de reproduction réservés

(;n.Bi:Ri' woon >!i c:

175, STRAND, I 75

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A MON AMI

FANTIN-LATOUR

AVANT-PROPOS

ûiLA tantôt quatre ans que Richard Wagner tomba. coniDie foudroyé. Sa mort remonte-t-el/e asse^i loin pour qu'on puisse se mettre au point convenable afin de juger l'homme en toute impartialité? L'heure a-t-elle enfin sonné d'accorder a ce grand génie la pleine justice que ses plus acharnés détracteurs lui avaient promise pour après sa nu)rt et qui semble ne devoir venir qu'après la leur? Apparemment, car la masse des auditeurs français, sans plus s'occuper de ces mesquines rancunes d'écrivains embourbés dans leur prose ou de ces petits intérêts de commerce, a fait franchement réparation à Richard Wagner des injures qu'on avait déversées sur lui de son vivant, et le public français, pris dans son entier, s'est montré beaucoup plus généreux, plus juste à son égard que certains individus jaloux, fanatiques ou rancuniers. On peut dire aujourd'hui que Wagner, même en France, a conquis sa place au soleil : il n'y compte presque plus que des admirateurs. Autrefois, c'était se singulariser que de le défendre ; à présent, c'est vouloir attirer sur soi l'attention que de le décrier.

Cette réhabilitation ne s'est produite indiscutable et frappante qu'après que la mort du maître eut calmé toutes les susceptibilités ; mais, déjà depuis un certain temps, il était aisé de prévoir, à des signes certains, que le vent de la fortune allait tourner, et les nombreux écrivains qui s'ingénient à se mettre toujours d'accord avec les préfé- rences momentanées du public avaient pu ménager savamment leur conversion afin d'arriver à louer le plus superbement du monde un

vm AVANT-PROPOS

hoinaïc, un artiste, auquel ils avaient, depuis des années, injligé les souffrances les plus cruelles. Le public, en niasse, n'a pas de ces petits calculs; il change en un jour, comme si les écailles lui tombaient des yeux, et s'inquiète peu qu'on lui jette ses jugements d'hier à la face. Il les nie, alors, et de la meilleure foi du monde. Il n'en va pas de même avec les gens qui tiennent une plume, et ce n'est pas une mince affaire, à leui'S yeux du moins, que de s'accorder avec eux-mêmes et d'essayer de donner le change à leurs lecteurs ébahis sur la fermeté, sur le bien fondé de leurs jugements.

Cet clan du public vers un génie trop longtemps méconnu a néces- sairement provoqué une abondante éclosion de publications : livres, articles et brochures, toutes plus louangeuses les unes que les autres, sur le compte de Richard Wagner. A l'excès du blâme a succédé, par instants, l'exagération de l'éloge, et l'aveuglement de la haine a fait place, en plus d'un cas, à l'aveuglement du fétichisme. Quel déluge d'articles ou d'études critiques, historiques, anecdotiques, apologétiques, ditliyrambiques sur Richard Wagner, depuis l'époque de la représenta- tion de Tannhœuser à Paris! Et cependant, oit trouver les renseigne- ments circonstanciés qu'on est toujours désireux de posséder sur un homme de génie, et qu'on serait en droit de demander à tout ouvrage un peu sérieux, en dehors de la chronique courante? A peu près nulle part, si l'on se restreint au.x écrits publiés en langue française, car l'étude si intéressante de Gasperini, outre qu'elle s'arrête après Tristan et Iseult, est très sobre et très peu sûre en fait de renseignements his- toriques. Et depuis lors, combien d'écrivains français ont prétendu nous entretenir de Richard ^]'agner, qui nous ont resseri'i à la file les mêmes développements de rhétorique, assaisonnés d'un grain de poésie, d'un soupçon d'esthétique ! Aujourd'hui, la mode est à la philosophie et l'on n'entend rien à ^]\^gner si l'on croit que ses ouvrages sont faits pour être exécutés. Que non pas ! on les commente afin de les rendre inintelligibles et l'on .se tient pour satisfait.

C'est qu'il est singulièrement plus facile et plus expéditif de laisser courir sa plume à l'aventure et d'enfiler des mots à perte de vue sur un homme ou sur une œuvre sans avoir entendu f œuvre ni étudié l'homme, que de rechercher les circonstances de la vie d'un artiste qui ont accom- pagné la production de ses ouvrages, que de contrôler en quelque sorte

AVANT-l'ROPOS ix

SCS œiirrcs par sa vie et de toujours tendre au juste point de critique et d'éloge, eu fuyant également l'hyperbole louangeuse, dittyrambique, et le blànie amer, injurieux. Des analyses de pièces sur le nu)de lyrique, on en rencontre autant et plus qu'on n'en désire, à mon sens ; 7uais il serait injininwnt nu)ins aisé de trouver un ouvrage l'existence et les (vuvres du hardi novateur fussent racontées, étudiées avec suite ; oit l'on put suivre à la fois la J'ie de l'homme et la carrière de l'artiste, en le pi-enant à sa naissance pour le conduire jusqu'à sa mort.

Non seulement il n'existe aucun ouvrage de ce genre en notre langue, mais, même à l'étranger, on n'en saurait découvrir un seul qui satisfit aux conditions d'indépendance et d'impartialité nécessaires pour qu'un pareil travail offre quelque intérêt et puisse être utilisé de con- fiance. En effet, les ouvrages allemands conformes à ce plan général sont conçus dans un esprit tellement admiratif et rédigés dans un style à ce point laudatif qu'on y devine à chaque page et l'influence directe et le contrôle permanent du maître ou de ses représentants. Tel auteur, ou tel autre, en prenant la plume, a dépouillé sa personnalité propre et s'est mis en quelque sorte à la dévotion de l'artiste dont il allait raconter la vie et qu'il devait juger aussi; dès lors, non seulement ses appréciations perdent toute portée, mais les faits matériel.^ les plus simples sont présentés de telle façon qu'on se méfie, instinctivement, et qu'on ne les accepte qu'après vérification minutieuse. A chaque page, on sent le livre de parti, le dithyrambe, et de tels ouvrages, à ce qu'il semble, sont sans utilité pour la gloire du maitre : ils ne le font pas connaître, ils lui nuisent au contraire, et le rendent quelque peu déplai- sant par l'exagération de l'éloge et l'abus des coups d'encensoir.

Le mieux, avec un tel génie, est de raconter tout uniment sa vie, de juger ses actes et ses œui'res aussi simplement que s'il était mort depuis cinquante ou soixante ans, et de ne pas l'écraser sous des éloges hyperboliques qui risquent de le rendre ridicule au.x yeux des gens sensés ; c'est en un mot d'écrire à son sujet un livre d'histoire, non un livre de combat ou de parti. Wagner, au degré de gloire oit il est monté, n'a plus besoin qu'on rompe des lances pour lui ; il saura bien achever sa victoire par la toute-puissance de son génie et de ses œuvres. Donc, point de lii're de combat. Point de livre de parti, non plus ; car ce serait montrer un esprit singulièrement étroit que de rallumer

s AVANT-PROPOS

de vieilles querelles éteintes, en rééditant, pour le plaisir de taquiner les gens, toutes les pauvres raisons imaginées naguère par des opposants de parti pris. Et puis à quoi cela conclurait-il?

Rien ne nie serait plus facile, assurément, que d'être désagréable à tant d'écrivains qui menèrent l'attaque autre/ois contre Richard Wagner, et je serais amplement muni pour cette petite guerre. Il n'est pas rare à présent de voir des personnes recueillir dévotement les articles qui se publient sur le maître qu'elles admirent; mais ce goût est de mode récente et ne s'est développé que depuis la mort de Wagner. Qu'on remonte seulement de quelques années en arrière, et l'on ne trouvera pas trace de collection de ce genre. A plus forte raison si l'on recule de dix, quinze ou vingt ans : combien l'idée, en ce temps, aurait paru singulière et la recherche sans intérêt ! Nous ne sommes pis, je crois bien, plus de deux qui ayons, de longue date, et l'un aidant l'autre, imaginé de réunir à peu près tout ce qui s'imprimait sur Richard Wagner chaque fois qu'une œuvre de lui passionnait l'opinion ou qu'il surgissait dans le numdc musical une querelle à son sujet.

Nous agissions en simples collectionneurs quand nous entreprenions cette besogne fastidieuse, et nous ne soupçonnions pas quelle utilité, quel prix, une telle réunion d'articles acquerrait par la suite. Aujour- d'hui, qu'il s'agisse de la représentation de Rienzi à Paris, de l'appa- rition des Nibelungcn à Bayreuth, sur lesquels nous avons précieu- sement colligé les moindres bribes des journaux français et quantité d'articles importants de tous les pays d'Europe et du Nouveau- Monde ; qu'il soit question du tumulte soulevé aux Concerts populaires lorsque M. Pasdeloup y fit exécuter la marche funèbre de Siegfried, ou bien du confit provoqué tout dernièrement par l'annonce de la représen- tation de Lohengrin à l' Opéra-Comique , on trouve, immédiatement là, sous la main, non seulement tous les articles -petits et grands des critiques de profession, mais encore les moindres facéties, les plus minces saillies échappées à la plume de chroniqueurs en gaieté qui ne s'en souviennent déjà plus et qui ne riraient guère, aujourd'hui, si l'on s'amusait à les leur rappeler.

Quel riche arsenal oii puiser s'il eût été dans mon pi'ojet de blesser avec leurs propres armes ceux-là mêmes qui s'acharnèrent le plus contre Richard Wagner! Mais je répugnais absolument à donner à mon

AVANT-PROPOS xi

livre lin caractère de représailles. Il vie plaisait d'observer une impar- tialité stricte entre Richard Waffncr et ses anciens détracteurs, sans user des textes que J'ai'ais entre les mains pour divertir la galerie aux dépens de ceux-ci ; c'eut été leur faire injinimcnt trop d'honiwur que de leur prêter une nouvelle vie à l'abri du i^rand nom de Wagner. Donc, silence à peu près complet sur les gens qui prirent part aux polémiques d'antan, et trêve aux personnalités. Avant tout, un livre d'histoire exact, complet si faire se peut, volontairement dépourvu de solennité, l'anecdote vérifiée aurait sa place, oii la louange et la critique parleraient un langage accessible à tous, un lii're enfin tel que devait l'écrire un admirateur de la veille, mais un admirateur indé- pendant et qui n'a jamais voulu frayer avec personne ayant tenu de près à Richard ^^^agner.

Je tiens à le déclarer. C'est, selon moi, une condition indispensable quand on essaie d'apprécier un artiste de cette taille, que de j(niir d'une indépendance absolue et de n'avoir pas la plus petite obligation à qui serait en droit de vous la faire payer, si peu que ce fût. L'homme a vécu, l'œuvre est immortelle : il y a tous les éléments nécessaires pour le jnger, sans compter qu'on peut, de surcroit, se renseigner auprès de gens ayant pénétré dans l'intimité du maître, et c'est de quoi je ne me suis pas fait faute. Mais il y a loin de à solliciter le moindre renseignement auprès de persoimcs qui, par échange, auraient pu demander que je soumisse le livre entier à leur approbation. Admi- rateur de Wagner, certes, je crois l'être; et depuis que j'ai coinniencé d'écrire // y a près de vingt ans je n'ai jamais cessé de le défendre avec énergie, au risque de m' attirer les attaques railleuses de gens qui me reprocheraient volontiers, maintenant, d'avoir été tiède et circonspect ; mais autre chose est d'improviser un article de critique militante presque aussitôt oublié, autre chose de composer un volume d'histoire auquel l'auteur prétend qu'on se puisse reporter en toute sécurité.

Je me suis donc efforcé de faire un ouvrage entièrement impartial non seulement envers Richard Wagner, mais aussi eni'crs ccu.x qui, pour une raison ou pour une autre, ont prétendu le l'ouer à ianitnad- version publique ; il appartenait à l'historien de disceriwr le bien ou le mal fondé de ces attaques, leur origine i)itércsséc ou leur but caché.

XII AVANT-PROPOS

et de prononcer ensuite, en connaissance de cause, entre l'artiite et ses ennemis. C'était un travail indispensable à faire avec un homme tel que Richard Wagner, mais un travail très délicat, comme on peut croire, et d'autant plus malaisé qu'il ne se trouve absolument rien de pareil dans tous les écrits biographiques consacrés au maître : avec tous les écrivains de France ou d'Allemagne et même avec AI. Dann- reuther, dont la notice anglaise est un des meilleurs travaux qui soient sur Richard Wagner, il n'y a jamais d'e.xamen calme ni de jugement modéré. Pas de moyen ternie : ou c'est tout l'un ou c'est tout l'autre; ou }]^agner est un misérable ou c'est un martyr. Eh mon Dieu! l'absolu n'est pas de ce monde, et pour arriver à la vérité relative en ce qui concerne Richard Wagner et ceux dont il a subi les attaques sans demeurer en reste avec eux, il ne suffit pas de lancer de grands mots; il faut examiner de près la question sous toutes ses faces, sans idée préconçue, autant que possible, et sans aveuglement.

Pour qu'un ouvrage ainsi entendu sur Richard Wagner mit bien en lumière le génie auquel on tentait de rendre un juste hommage, il fallait marquer mieux que par le récit, par des dessins, quelle oppo- sition le maitre avait rencontrée en tout pays et quelle énergie il avait dépenser pour venir à bout des nombreux obstacles qui se dressaient devant lui, par sa faute asse^ souvent, par suite de son caractère absolu. Rien non plus ne montre mieux que le dessin, qui saute aux yeux, quel revirement s'est fait dans l'opinion publique au sujet de Richard Wagner. La caricature, ici, devait donc venir en aide au texte écrit, et comme nul compositeur, pas même Rossini ni Berlio^, n'a plus inspiré la verve railleuse de ses contemporains, il n'y avait qu'à choisir parmi toutes les caricatures écloses en Allemagne, en France, en Angleterre, etc., mais en évitant toujours d'en reproduire qui fussent trop grossières ou le moins du monde blessantes pour des personnes encore vivantes.

C'est dire asse:[ que la caricature est avant tout à mes yeux un document historique, abstraction faite de l'attaque plus ou moins vive, du trait plus ou moins envenimé qu'elle dirige contre l'homme et l'artiste. Au surplus, la caricature est devenue, en ce siècle, une des formes de la célébrité, im gage éclatant de renommée, et Wagner, qui le savait bien, ne devait pas voir d'un ccil indifférent ce déluge de croquis face-

AVANT- PROPOS xui

tieux sur liii-miniic cl sur ses (vuvrcs : en frappant les regards des innombrables gens qui n'auraient jamais eu le loisir ou le goût de lire un article, ils aidaient plus à répandre son nom que des centaines d'écrits n'auraient pu faire. En aucun cas il n'a été réclamé contre la parodie écrite ou dessinée, et si jamais crayonneur satirique arait cru dei'oir lui demander permission de le tourner en charge, il n'aurait sans doute pas répondu comme notre grand Lamartine, qu'on ne doit auto-

RICHARD WAGNER VERS 184O. Son premier portrait, dessiiii^ par Ernest Kietz, à Paris.

riser personne à faire grimacer le visage de l'homme, seule créature faite à l'image de Dieu.

A cette série de caricatures devaient répondre une série de scènes de pièces et une autre de portraits. Pour les premières, je me suis astreint à donner toujours au moins une gravure contemporaine des représentations originales, afin de mieux conserver à chaque pièce le cachet du temps; pour les seconds, j'ai cherché à réunir les portraits les plus rares et ceux auxquels le nom de l'artiste ou la date de la pein- ture donnaient une importance particulière : tels ceux d'Herkomer et de Renoir. Il ne m'a pas été facile le croirait-on ? d'ordonner

XIV AVANT-PROPOS

exactement cette longue série de portraits. J'avais bien pour quelques- uns la date précise; par exemple pour celui de Wagner à quarante ans. que la nmison Brcitkopf et Hartel me convuuuiquait aimablement, et pour ceux qui ont été faits à Paris ou à Londres ; mais impossible d'obtenir un renseignement sur pour les autres, même auprès des per- sonnes qui, par leur situation, devraient tout savoir de Richard Wagner : leurs réponses étaient vagues ou manifestement erronées. De sorte que j'ai dû, pour intercaler ces portraits douteux entre ceux dont je savais pertinemment la date, me guider surtout sur les modif cations de la physionomie et sur les changements de la mode dans les vête- ments. Aurai- je établi, de la sorte, un ordre relativement exact pour tous les portraits insérés dans le texte ? Je l'espère un peu, mais ne saurais le garantir.

J'ai reçu au dernier monient le premier portrait de Wagner, par Kiet^, que je demandais vainement à tous les échos, et je m'estime encore heureux de pouvoir le faire figurer dans cet Avant-Propos. Ce portrait fut dessiné à Paris, en US40 ou 1841 , par Ernest Kiet^, un jeune artiste de Dresde qui étudiait la peinture à l'atelier de Delaroche et que Wagner eut la bonne fortune de trouver à Paris lors de son premier séjour che{ nous : voilà donc Wagner à vingt-sept ou vingt-huit ans. Quant au portrait que j'ai donné à la page 45, en supposant que c'était le premier et peut-être celui de Kiet{, il est postérieur tout au plus de deu.x ou trois ans, comme on en peut juger par la physiono- mie, et nous donne bien Richard ^]\^gner aux environs de la trentième année; la date indiquée est donc la bonne. Il parait que Kiet^, l'auteur du premier portrait de WagJier , après avoir p>assé la plus belle partie de sa vie à Paris, de iS'So à l'S'yo, est aujourd'hui retiré dans sa ville natale. C'est son frère , le sculpteur Gustave Kiet^, qui a fait à Bayreuth même, en i<S-;3, les deux bustes en marbre blanc qui ornent le rei-de-chaussée de Wahnfried.

Pour préparer un pareil ouvrage, absolument neuf de toutes pièces^' il m'a fallu, tant pour l'illustration que pour le texte, recourir à nombre de gens, écrire à bien des personnes en vue d'obtenir d'elles un renseignement utile, et je me félicite de n'ai'oir rencontré presque partout qu'obligeance et bon vouloir. Pour la partie caricaturale, qui avait une si grande importance à mes yeux, je dois beaucoup à

AVANT-PROPOS xv

M. John Gyand-Carlcrct, auteur de l'excellente Histoire de la Carica- ture en Allemagne, en Autriche, en Suisse; et M. Eiuerich Kastner, le grand collectionneur )vagnérien de Vienne, m'a été pareillement d'un précieux secours. En général, tous les directeurs de journaux de caricatures ou de publications satiriques se sont montrés des plus aimables, aussi bien ceux de France : du Charivari, du Triboulct, etc., que les éditeurs allemands, comme ceux du Kikeriki et du Floh, à Vienne; comme AI M. Braun et Schneider, des Fliegende Bketter, à Munich; comme M. Heck, de Vienne, pour les portraits-charges de Gus- tave Gaul, etc., etc. M. A. Hofmann, propriétaire du Kladderadatsch, de Berlin, à défaut de caricatures dans le corps même de ce journal, mettait à ma disposition toute une brochure humoristique : Schulze et Millier à l'Anneau du Nibelung, dont les plaisants croquis sont dus au principal dessinateur de cette feuille célèbre, M. W. Schol^. Le Punsch, de Munich, m'a été aussi très utile à consulter pour le temps du séjour de Wagner dans cette ville; mais j'adresse ici mes remer- ciements à un journal disparu, à un auteur mort, car l'année iNjS a vu s'éteindre à la fois cette feuille satirique et son rédacteur-dessina- teur, Martin Schleich.

Si je rentre en France, il m'est dou.x de remercier M, Charles Nuitter pour son obligeance accoutumée à m'ouvrir les Archives de l'Opéra, puis mon ami Georges Charpentier, qui possédait les originaux de certains dessins^ comme le portrait de Renoir; MM. Charai'ay frères, qui m'ont communiqué un portrait essentiel, et surtout tel autre de mes amis, dont la bibliothèque jvagnérienne, plus fournie encore que la mienne en articles, gravures ou documents originaux, était toute à ma disposition. Du reste, par scrupule d'historien, j'ai toujours indiqué très exactement quand je l'ai pu troui'er l'origine des pièces, portraits et caricatures qu'il me paraissait bon de reproduire ; et de même, j'ai successipement noté au courant du récit tous les ouvrages qui m'avaient été le moins du monde utiles dans mon travail. J'aurais eu mauvaise grâce à passer sous silence les différents livres français oit il avait été déjà parlé de ce rare génie, et, plutôt que d'en négliger un seul, il m'a plu de les nommer tous sans faire ici métier de critujue et sans discerner entre leur plus ou moins de valeur : cela, d'ailleurs, saute aux yeux.

XVI AVANT-PROPOS

Tel qu'il est, avec des imperfections inéi'itables, je soumets cet ouvrage aux admirateurs éclaires de Richard Wagner, eu les priant d'excuser les fautes qui ont pu ni'échapper. C'est p>oiir eux surtout qu'on l'a fait ; mais il ne me déplairait pas non plus d'intéresser les gens de bonne foi pour qui l'œuvre ivagnérienne est encore lettre close, et de jouer auprès d'eux le rôle modeste ou immodeste, comme on voudra que Gœthe assigne aux traducteurs : « Ce sont, dit-il, des entremetteurs {élés qui nous vantent les irrésistibles charmes d'une beauté demi-voilée : ils font naître un désir brûlant de connaître l'original. »

Et nmintenant que j'ai tout dit, une courte fanfare comme à Bay- rcuth ; que le rideau s'entr'ouvre et que le maitre lui-même, avant la représentation de sa propre vie la vie agitée d'un héros de l'art, - vienne intercéder auprès du public en faveur de son nouvel historien !

WAGNER SALUANT.

{Puck, Je Lcipzii;, 3 septembre i<S7'3.J

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RICHARD WAGNER

SA VIE ET SES OEUVRES

CHAPITRE PREMIER

MOZART ET RICHARD WAGN'ER EN FACE DES FRANÇAIS

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L y a dix ans juste, au moment la tétralogie allait être exécutée à Bayreuth, le Fi^nro de Paris publia certain article auquel on voulut bien prêter quelque attention. Dix années révolues n'ont rien fait perdre de son actualité à ce plaidoyer en faveur d'un homme accusé de fautes qu'il ne fut pas seul à commettre et dont on prétend le charger seul : aussi semble-t-il à Fauteur qu'il ne saurait mieux commencer ce tra- vail étendu sur Richard Wagner qu'en reproduisant ici, sans y rien changer, cette courte étude à laquelle il n'a jamais été répondu que par de vaines déclamations. Mais les faits sont clairs et les textes sont là; il n'y a si beau mouvement oratoire qui tienne contre d'aussi irréprochables témoins.

Donc, mettons que nous sommes encore au mois d'août 1876.

Les fêtes musicales qui vont avoir lieu à Bayreuth et qui, triomphe ou échec, n'en resteront pas moins une des tentatives artistiques les plus audacieuses qui se puissent voir, tiennent aujourd'hui tous les regards de l'Europe musicale attachés sur cette ville de Bavière et font encore un héros, pour quelques jours, de ce Richard Wagner, tant admiré des uns, tant abhorré des autres, et tant bafoué par la foule indiftcrente et badaude.

1 RICHARD WAGNER

Ne serait-ce pas le moment dexaminer en toute justice, sans parti pris d'indulgence ni de sévérité, les griefs si souvent formulés contre ce compositeur par ceux qui transportent cette question purement musicale sur le terrain brûlant de la politique, sans vouloir se rappeler que d'autres ont écrit et fait pis encore contre nous qui n'en sont pas moins admirés et loués par toute la France? La question de génie ou de talent n'est pas à discuter ici et toute dissertation serait oiseuse à la veille de faits décisifs. Aussi nous abstiendrons-nous de juger, d'examiner môme les théories et les créations du novateur allemand, si grand attrait que cet examen réfléchi put nous offrir.

En effet, la nature artistique de Richard "Wagner est tellement complexe, son génie musical révèle une telle vigueur et exerce une telle attraction, qu'à défaut d'une connaissance approfondie de ses œuvres, on a recours aux comparaisons les plus étranges pour le juger en bien ou en mal. Cette année môme, presque le même jour, un compositeur allemand l'assimilait à Napoléon III, tandis qu'un journaliste français le comparait à M. de Bismarck. Et tous deux, le musicien et le littérateur, l'Allemand et le Français, croyaient avoir tout dit sur le compte de Richard Wagner par ce seul rapprochement.

Conservons ces deux portraits qui se contredisent l'un l'autre, au moins à titre de curiosité.

M. Ferdinand Hiller, directeur du Conservatoire de Cologne et ami intime de Mendelssohn, cette vieille amitié explique sa haine vivace contre "Wagner, écrivait à la Deutsche Rundschau :

« Wagner ressemble en beaucoup de points à Napoléon III. Comme celui-ci, il eut toujours foi en son étoile, malgré les circonstances les plus contradictoires ; tous les moyens qui pouvaient le mener au but de ses aspirations, il les a employés avec une constance et une énergie tout en dehors qu'aucun musicien n'a possédées avant lui au même degré. Un autre point de contact entre Napoléon et lui, c'est qu'il a su enchaî- ner indissolublement ses partisans au succès de sa cause, et qu'à l'égard de ceux dont la personnalité lui portait ombrage, il a fait de la confis- cation à son profit. Il est arrivé ainsi au suprême pouvoir. Comme couronnement de sa brillante carrière, à l'Exposition universelle de 1867, succédera, en 1876, l'Exposition de Bayreuth. Wagner aura-t-il aussi un Sedan? C'est difficile à croire : d'abord, jusqu'ici, rien ne nous annonce la venue sur le terrain musical d'un Bismarck ou d'un Moltke ; ensuite, dans les arts, les victoires ne sont généralement pas aussi rapides que dans l'ordre militaire. Mais sa cause finira pourtant par être vaincue, car elle ne repose que sur des principes faux, comme la puissance jadis incontestée de Napoléon III. »

RICHARD WAGNER 3

Que disait, trautre i^art, le XIX' Siùclc?

« Richard Wagner est la volonté, l'énergie, l'opiniâtreté incarnées; comme tous ceux qui s'attachent obstinément à la poursuite d'une idée fixe, on l'a traité longtemps de maniaque. Aujourd'hui, Bismarck et lui, ces deux hommes dont les caractères, sinon les génies, ont tant de traits de ressemblance, sont les dieux de l'Allemagne. L'élite des Germains gallophobes et mélomanes est prosternée à leurs pieds. Bismarck et Wagner ont fait preuve, dans deux sphères d'action bien différentes, du même esprit absolu et systématique, de la même ténacité passionnée, de la même fougue de tempérament, de la même absence de scrupules sur le choix des moyens. Uiiiu'tc que le diplomate a conquise par adresse ou de vive force dans la politique, l'artiste a essayé de la réaliser dans l'art. »

De ces deux parallèles, le second est peut-être moins forcé que le premier, mais il ne prouve pas davantage pour ou contre l'auteur de Tristan et Iseult.

L'animosité a surtout redoublé contre Richard Wagner depuis qu'on apprit, par simple hasard, qu'il avait écrit contre la France, au prin- temps de 187 1, certaine comédie-charge politique intitulée: Une Capi- tulation. Sur ce sujet, il conviendrait de ne pas crier si fort, pour ne pas mettre en évidence notre ignorance prolongée. Quelques gens s'occu- pant de critique ou d'histoire musicale connaissaient depuis longtemps cette grossière plaisanterie que le public l'ignorait encore ; et il a fallu pour la lui révéler qu'un touriste-écrivain voyageât au « pays des milliards » et y fit cette découverte inattendue.

Cette lenteur dans l'information et cette façon d'apprendre les choses au bout de cinq ans ne sont guère à notre honneur. Ou cette publi- cation hostile avait une importance capitale, et nous en devions être informés dès le premier jour ; ou elle ne signifiait pas grand'chose, et alors il eût été sage de ne pas faire tant de bruit autour d'elle. Attacher pareille 'importance à une parodie bien inoffensive en sa grossièreté, c'était faire ressortir d'autant plus notre manque de prévoyance et d'in- formations.

On fait encore un crime à Richard Wagner d'avoir composé en 1871 une marche triomphale pour le couronnement de l'Empereur d'Alle- magne. Il aurait mieux fait de s'abstenir, assurément, lui qui a vécu plusieurs années en France ; mais n'est-ce pas le lot de tous les musi- ciens de célébrer les succès militaires de leur pays et encore n'attendent-ils pas toujours des succès très avérés. Et puis, les Fran- çais seraient-ils bien venus à blâmer un compositeur allemand d'avoir célébré le triomphe de l'Allemagne, eux qui ont si bien applaudi

4 RICHARD WAGNER

MM. Félicien David et Gounod chantant les victoires futures de la France, eux qui n'ont jamais reproché à l'Italien Spontini de célébrer dans des cantates officielles l'oppresseur de sa patrie et de lui consa- crer mcnie, sur son ordre, un grand opéra comme Feniaiid Cortei?

Weber agit autrement et mieux que Spontini, lui qui se lit le Tyrtée des armées allemandes pendant la campagne de i8i3, lui qui mit en musique les chants de guerre les plus haineux contre le drapeau enva- hisseur, le nôtre, et contre un conquérant justement abhorré. Mais Weber alla dans ce sens plus loin que Wagner ; il ne composa pas seulement sa cantate de victoire : Combat et triomphe, après la bataille de Waterloo, comme Wagner fit pour le couronnement de l'Empereur; il avait déjà, au plus fort de la guerre, lancé contre nous ces chants patriotiques qui enflammaient l'ardeur des combattants.

Et pourtant, qui songerait aujourd'hui à proscrire Weber de France, à nier son génie, parce qu'il fut notre ennemi acharné et victorieux? Personne même n'y songea lorsque, douze ans après cette explosion de haine, il passa par Paris pour aller diriger à Londres son Oberou. Toute la société française le reçut alors avec un empressement bien flatteur, et ne voulut se rappeler qu'une chose : c'est qu'elle devait honorer le génie, oi!i qu'il allât, d'où qu'il vînt.

Richard Wagner a donc beaucoup moins fait contre la France que Weber. Mais, dit-on, il n'a pas seulement composé une marche de triomphe : il a aussi déversé l'injure sur un peuple abattu, pour venger son amour-propre offensé de l'échec que ce peuple avait autrefois infligé à son Tannhœiiser .

Mais un autre compositeur allemand nous a pour le moins aussi maltraités, aussi injuriés pour nous remercier de notre bon accueil, de nos bravos ; et ce compositeur jouit aujourd'hui de la gloire la plus pure, comme homme et comme musicien, même en France, tout le monde ignore ce qu'il pensait de nous. La révélation que nous allons faire déflorera peut-être l'idéale image du tendre Mozart, mais, si grande surprise qu'elle cause à ses dévots admirateurs, elle n'atteindra en rien son génie ni son œuvre. Elle prouvera cependant qu'on peut détester et injurier la France avec la nature aimante d'un Mozart, comme avec l'esprit rancunier d'un Wagner.

Et d'abord, en quoi Mozart, dont on a voulu faire le modèle de toutes les vertus, différait-il du commun des hommes? Avait-il vrai- ment cette droiture inflexible, cette honnêteté qu'effaroucherait la seule pensée d'un biais ou d'un faux-fuyant, celui qui, après avoir vendu sa Symphonie concertante et deux ouvertures à Legros, directeur du Con- cert spirituel, écrivait tout naïvement : « Il croit en être le seul pos-

RICHARD WAGNER 5

sesscur, mais ce n'est pas vrai, car je les ai encore toutes fraîches dans la tête, et je les écrirai de souvenir aussitijt mon retour à la maison. « Le trait fait plus d'honneur à sa mémoire qu'à sa déli- catesse.

Était-il d'une nature si aimante, et gardait-il une reconnaissance invariable des services rendus, ce jeune homme qui osait bien déverser l'injure et la calomnie sur Grimm, qui avait été son plus dévoué pro- tecteur lors de son premier voyage à Paris avec ses parents? L'enthou- siasme de Grimm s'était singulièrement refroidi, il est vrai, quand il avait vu revenir ce présomptueux garçon de vingt-deux ans, doué d'une vanité prodigieuse, et auquel manquaient, d'ailleurs, toutes les qualités de souplesse et d'amabilité nécessaires pour réussir à Paris ; mais il lui avait encore accordé une constante amitié, sinon une protection bien efficace.

Et ne l'eùt-il pas fait que rien n'autorisait Mozart à écrire cette dénonciation si pleine de colère et d'aigreur, que le seul souvenir des services passés devait l'empêcher de parler de Grimm en ces termes grossiers : « ...Le plus grand bienfait qu'il m'ait accordé consiste en quinze louis d'or qu'il m'a prêtés, par petites sommes, durant la maladie de ma mère. A-t-il peur de les perdre? S'il a un doute à ce sujet, il mérite vraiment qu'on lui mette le pied... car ce serait montrer de la méfiance à l'endroit de mon honnêteté (la seule offense qui pût me mettre en rage) et de mon talent. »

Avait-il enfin ce profond respect de la famille, était-d même doué d'un esprit si délicat, celui qui terminait ainsi certaine lettre à un parent respectable :

« Je vous souhaite, mon cher oncle, une bonne santé et 1,000 coniyli- inents à ma cousine. Je suis de tout mon cœur,

« Àlonsieur, votre ini'ariable cochon, ic 'W. A. Mozartin'. »

On a raillé, on raille encore 'Wagner de son esprit tudesque et de « ses plaisanteries d'éléphant ». Elles sont le plus souvent assez lourdes, d'accord, mais elles sont moins crues que celle-ci et ne s'adressent pas à un homme d'âge.

Cette courte digression sur le caractère et l'esprit de Mozart ne nous vise pas, il est vrai, nous autres Français, et elle atténuera sim- plement l'idéal qu'on s'est plu à se former de lui, de ce jeune homme

I. Les mots ici soulignes sont en français dans l'original, Mo,^arl recourant volontiers à notre langue pour faire de jolies plaisanteries de ce genre.

r. RICHARD WAGNER

chaste, timide et respectueux, qui n'était rien moins que tout cela. Mais voici qui nous touche davantage et qui va bien surprendre nos lecteurs, car les biographes et traducteurs de Mozart l'ont soigneu- sement caché jusqu'à ce jour.

Plusieurs de ses lettres, écrites de Paris, renferment quelque marque de mépris, quelque injure à notre adresse, et voici les premières dans sa lettre du 9 juillet 1778 : il lui suffit de quelques lignes pour nous décocher trois lardons. Après avoir parlé de son ballet des Petits Riens, dont il a seulement, dit-il, composé six morceaux sur douze, le reste n'étant, d'après lui, qu'un arrangement de « misérables airs fran- çais », il arrive à dire : « I>e maître de chapelle Bach sera bientôt ici, et je crois qu'il vient en vue d'écrire un opéra. Ces Français sont et seront toujours des ânes; ils sont incapables de produire et force leur est de recourir aux étrangers. » Le compliment vaut son prix, surtout venant d'un jeune homme dont l'orgueil souffrait de ne pas voir les scènes françaises lui faire la place assez large.

Près d'un mois plus tard, Mozart écrivait à son père, en date du 3i juillet : « ...Il n'y a pas de milieu : il me faut écrire un grand opéra ou n'en écrire aucun. Si je n'en compose qu'un petit, mon béné- fice sera insignifiant, car en ce pays tout est taxé, sans compter que si l'opéra n'a pas la fortune de plaire à ces nigauds de Français, c'est une affaire finie ; je n'aurais plus de commandes, j'en retirerais peu et ma réputation en souffrirait. Que si je compose un grand opéra, je gagnerai plus d'argent, je serai dans mon genre spécial et j'aurai plus de chances de succès, parce qu'un grand ouvrage offre plus d'occasions d'enlever les applaudissements. Je vous garantis que je n'hésiterai pas un moment si j'obtiens la commande d'un ouvrage. Le diable a forgé cette langue, c'est vrai, et je comprends trop bien les difficultés qu'elle a présentées à tous les compositeurs; mais, malgré tout, je me sens en état de les vaincre aussi bien qu'eux. Au contraire, quand je me figure et cela arrive souvent que mon opéra ira bien, alors je me sens tout feu, tout mon être frémit et je brûle d'apprendre aux Français à connaître les Allemands, à les estimer et à les craindre. D'où vient donc que jamais Français n'est chargé de faire un opéra? Pourquoi faut-il toujours recourir à des étrangers? Le plus grand obstacle pour moi proviendrait des chanteurs. Mais ma résolution est prise : je ne chercherai aucune querelle, seulement si l'on me pousse à bout, je saurai bien me défendre. Je souhaite, d'ailleurs, de m'en tirer sans duel, car je n'ai aucun goût à ferrailler avec des nains. »

Mozart, qui avait très à cœur cette question pécuniaire, y revient encore dans sa lettre du 1 1 septembre, celle-là même il arrange si

RiciiAki) vva(;ni:i< 7

bien son protecteur Grimm : « Je n'ai pas voulu repousser tout net la proposition de Noverre, parce qu'on aurait pu penser que je manquais de confiance en moi-même. A la vérité, mes conditions étaient inaccep- tables, mais je le savais d'avance, car tel n'est pas l'usafrc ici. Voici comment les choses se passent, vous le savez sans doute déjà. L'opéra terminé, on le répète : s'il n'est ])as du goût de ces patauds de Fran- çais, on ne le donne pas, et le compositeur en est pour sa peine ; s"il est jugé bon, au contraire, on le met en scène, et s'il réussit, le gain est en raison du succès ! Vous le voyez : on ne peut compter sur rien. »

Anes, niais, nigauds, patauds : nous n'avons que l'embarras du choix entre les épithètes dont Mozart nous gratifie; il ne nous traite vraiment guère mieux que ne fera par la suite l'auteur de Lo/icngrin.

Et encore y a-t-il entre eux cette différence que Richard Wagner nous maltraitera de l'étranger, lorsqu'il sera retourné dans son pays, après qu'un de ses principaux ouvrages, bon ou mauvais, aura été sifflé chez nous sans qu'on en perçut une note, tandis que Mozart nous déco- chait toutes ces aménités dans des lettres écrites de Paris même, alors que la société l'accueillait avec une bienveillance marquée, malgré son humeur revêchc et son orgueil, alors que son ballet des Petits Riens obtenait du succès à l'Opéra, et que deux symphonies faisaient applaudir son nom au Concert spirituel. Différence essentielle, et qui n'est pas, ce nous semble, à l'avantage de Mozart.

Mais ce n'est rien encore, et, dans la haine qu'il a vouée- à Paris, Mozart va jusqu'à traiter la société française, ses mœurs et sa santé d'une façon qui défie toute excuse ou toute atténuation. Ces passages, il faut le répéter, ont été patriotiquement écartés par les critiques ou historiens français de Mozart, qui n'ont pas voulu réveiller le public de sa béate confiance au chantre de donna Anna, ni défigurer le délicieux idéal qu'il s'était formé du cœur et de l'esprit du doux Wolfgang.

Mozart, qui pouvait avoir bon cœur, mais qui était d'une légèreté incroyable, commence de cette façon allègre sa lettre du i8 juillet, la deuxième qu'il écrive après la mort de sa mère, arrivée quinze jours auparavant : « J'espère que vous avez reçu mes deux précédentes let- tres. Nous ne parlerons plus de ce qui en faisait le sujet ; c'est passé, nous n'y changerions rien. « Et, après cette parole stoïque, il ajoute en parlant d'une visite par lui rendue au célèbre chanteur Raaf, qui était alors à Paris : « Lorsque j'eus achevé de jouer et Raaf, pen- dant tout le temps, n'avait cessé de m'applaudir très vivement et très sincèrement, j'échangeai quelques mots avec Ritter. Je lui marquai, entre autres choses, comble'n le séjour de Paris était peu plaisant pour moi, même sans parler de la musique, car, lui dls-je, je ne trouve ici

8 RICHARD WA(;NER

aucun soiilcigement (dédommagement?), aucun entretien, aucune relation agréable et honnête avec le monde, particulièrement avec les femmes

qui, pour la plupart, sont des p ', et les rares qui font exception

n'ont aucun savoir-vivre. Ritter n'a pu faire autrement que de me don- ner raison... »

Des femmes, passons aux jeunes gens.

Deux jours après, Mozart, apprenant qu'un capitaine du nom de Hopfgarten a été tué dans une escarmouche entre les troupes du roi de Prusse et celles de l'archiduc Maximiîien, écrit à son père : « Serait-ce par hasard le brave baron Hopfgarten, que nous avons connu à Paris avec M. de Bosé ? Ce serait bien douloureux, mais mieux vaudrait encore qu"il eût rencontré un trépas glorieux au lieu de mourir dans son lit, d'une maladie honteuse, comme la plupart des jeunes gens de Paris. Impossible de causer ici avec un homme qui n'ait été trois ou quatre fois ou qui ne se trouve encore gratifié de quelque galanterie de ce genre. Dès le berceau, les enfants naissent infectés; je ne vous apprends rien de nouveau, d'ailleurs, et vous saviez tout cela de longue date aussi bien que moi. Croyez-moi cependant, si j'ajoute que la contagion n'a fait que croître et embellir. «

Bien qu'il ait été sifflé chez nous aussi fort que Mozart y fut applaudi, Wagner ne s'est jamais permis, en somme, de porter des accusations aussi odieuses contre la soi-disant infamie de la société française. On a pu lui reprocher, non sans raison, d'avoir décrié après coup les amateurs parisiens auxquels il était venu demander la gloire et qui l'avaient accueilli par des huées, mais Mozart lui-même, le pur Mozart, que venait-il faire au milieu d'un peuple qu'il jugeait si corrompu dans son âme et dans sa chair ?

Compositeur, Richard Wagner s'est montré moins hostile à la France que ne le fut Weber; homme, il nous a moins injuriés que ne le fit Mozart : et cependant on accumule sur lui toutes les rigueurs dont on fait grâce à ses deux compatriotes. Outre que ces excommuni- cations vengeresses n'ont aucune valeur quand elles ne frappent pas tous les coupables, elles sont absolument temporaires, et s'effacent au bout de quelques années ou de quelques mois. Si ce n'était que l'amour- propre français, froissé de voir notre jugement ne pas faire loi dans les autres pays, s'obstine à opposer l'insuccès de Tauiihœiiser à Paris aux triomphes éclatants de Tannhœuser et de Lohengrin sur tant d'autres scènes du monde, il y a longtemps que Wagner serait rentré en grâce auprès de nous, quitte à nous remercier ensuite par des compli- ments à la façon de Mozart.

I. Mo/îart, eu ilclicat, ijcrit le mol allciiiaïui en toutes lettres.

RICHARD wa(;ni<:r 9

Mais qu'importe, après tout? La postérité n'a cure des écrits ni des pensées de l'homme, voire de l'homme lui-mc'me, quand il saisit de juger l'œuvre, et elle fait en cela preuve de sagesse et d'impartialité. Elle oubliera donc les injures de Wagner aussi vite qu'elle a oublié celles de ses prédécesseurs. Et, si l'auteur de Lnhengrin et de Tristan possède vraiment le génie musical ce qui n'est plus à démontrer partout ailleurs qu'en France on peut le tenir pour assuré : ses torts envers nous ne lui nuiront pas plus, en définitive, que des torts sensi- blement plus graves n'ont nui à Weber et à Mozart.

-^•^

P O R T K A I T - C H A K (J K DE WAGNER, PAR G 1 (. L

[Eclipse, 5 novembre 187Ô.)

CHAPITRE II

LA JEUNESSE KT LES PREMIERS ESSAIS DE RICHARD WAGNER

LES FÉES ET LA NOVICE DE PALERME

SÉJOURS A MAGDEBOURG, A KŒNIGSBERG, A RIGA

iCHARD Wagner est à Leipzig le 22 mai i8i3, dans une vieille maison, la « Maison du Lion rouge et blanc )i, au n" 88 de Hause Briihl '. Il était le neuvième et dernier enfant d'une famille de toute petite bourgeoisie. Son grand -père était simple com- mis à la douane de Leipzig et son père occupait le modeste emploi de greffier de police : ce dernier avait reçu une bonne éducation ; il entendait bien les langues, en particulier le français, ce qui l'avait fait choisir par le maréchal Davoust pour organiser la police de la ville pendant l'occu- pation française; il avait un goût très vif pour la poésie et le théâtre, il prenait même plaisir à jouer la comédie, et c'est ainsi qu'il repré- senta certain jour avec des amis les Complices, de Gœthe, dans un salon particulier de Leipzig. Après les batailles acharnées des 18 et 19 octobre iSi3, qui se livrèrent sous les murs de la ville et qui alTranchirent rAllcmagne du joug odieux de Napoléon, il se déclara à Leipzig une fièvre pernicieuse provoquée par l'énorme quantité de morts, de blessés et de malades accumulés dans la ville ou alen.our, et cette épidémie emporta le greffier Frédéric "Wagner le 22 novembre, six mois jour pour jour après la naissance de Richard. Celui-ci avait donc de qui tenir pour le théâtre ; et il ne fut pas le seul de la famille à hériter des goûts du père, car sa sœur Rosalie acquit une notoriété réelle comme tragédienne, et son frère Albert, l'aîné, acteur et chan- teur à Wiirzbourg, à Dresde, puis régisseur à Berlin, eut deux filles qui devinrent cantatrices et dont l'une a même illustré le nom de Johanna Wagner en méritant d'être comparée à la Schrœder-Dcvrient. La mère de Richard Wagner se retira à Eisleben, elle vécut deux ans dans un état voisin de l'indigence, en s'aidant d'une modique

I. C'est la grande rue coiiimerçame de Leipzig, au centre Je la ville. Le 22 mai 187?, à l'uccasion du soixantième anniversaire de la naissance du maître, on plaça une plaque conimeinorative sur cette vieille masure qui menace ruine aujourd'hui et qu'il va falloir démolir, malgré le projet pieux l'orme par quelques admirateurs de la racheter et de la remellrc à neuf: les architectes de la ville uni jugé celte restauration inutile et impraticable.

RICIIARO \va(;ner

1 1

pension que lui faisait TKtat; au bout de ce temps, elle se remaria avec un ami de son mari, le comédien Louis Geycr, et s'en vint avec toute sa famille habiter Dresde celui-ci tenait un bon rang dans la troupe royale. Apres avoir eu des succès proloni^és à Leipzig, ce Geyer, qui n'était pas seulement un comédien estimable, mais qui avait aussi tàté du métier d'auteur dramatique et cultivait la peinture avec un talent relatif, marqua tout de suite une affection particulière au bambin. Malheureusement, il mourut que Richard n'avait encore que sept ans. Wagner cependant se souvint toujours de son second père ; il parlait de lui avec un respect affectueux, il gardait précieusement son portrait à côté de celui de sa mère et fut très touché lorsqu'à Bayrcuth, pour fêter son soixantième anniversaire, on organisa en famille la représen- tation d'une des petites pièces de Geyer : le Massacre des enfants à Bethléem. La veille même de sa mort, Geyer avait dit au petit Richard de lui jouer deux ariettes, dont la Couronne l'irginale, du Freischi'it^, qu'on lui avait apprises sur le piano ; comme l'eniant ne s'en tirait pas mal, il murmura d'une voix faible à l'oreille de sa femme : « Aurait-il des dispositions pour la musique? » Et le lendemain matin, comme il était mort, sa femme, en rappelant aux enfants combien de preuves il leur avait données d'une affection vraiment paternelle : « Il aurait voulu faire quelque chose de toi », dit-elle à Richard. L'enfant se sou- vint toujours de cette parole et eut à cœur de la réaliser.

Personne, alors, n'aurait songé à faire un musicien de Richard Wa- gner, — son second père en aurait voulu faire un peintre, s'il n'avait été tout à fait rebelle au dessin, et quand il eut neuf ans, sa mère, aidée par un frère de son second mari, le plaça à l'école de la Croix, afin qu'il fît de sérieuses études classiques. C'était alors un enfant volontaire et fantasque, à la fois impétueux et tenace et qui s'enflam- mait ou se dépitait pour un rien. « J'ai grandi, disait-il par la suite, en dehors de toute autorité, sans autres guides que la vie, l'art et moi- même. » Et il était de ceux auxquels une telle indépendance est tout à fait nécessaire. Il s'adonna surtout à l'étude du grec et devint l'élève favori du professeur Sillig. 11 aimait aussi beaucoup la mythologie et l'histoire ancienne ; mais il avait peu de goût pour le piano, que lui enseignait par-dessus le marché son professeur de latin ; la technique de l'instrument lui répugnait et il s'amusait à jouer de mémoire au lieu d'étudier, si bien qu'un jour son professeur lâcha prise en décla- rant qu'on ne ferait jamais rien de lui. Et, par le fait, Wagner ne put jamais apprendre à jo-uer proprement du piano. Son professeur parti, il n'en continua pas moins à répéter de souvenir, avec des doigtés extravagants, deux ouvertures qui constituaient alors tout son bagage

12 RICHARD WAGNER

musical : celle de la Flûte euchaiitée et surtout celle du Freischitt\, qu'il venait d'entendre au théâtre et qui lui avait cause sa première grande impression musicale. 11 ne jouait d'ailleurs ces deux morceaux que pour lui-même, et, comme il était incapable d'exécuter régulièrement une gamme, il conçut dès lors une aversion instinctive pour tout ce qui n'était que virtuosité ; mais l'enfantine admiration qu'il portait à "Weber était si grande qu'il courait à la fenêtre aussitôt qu'approchait l'heure celui-ci passait devant la maison pour se rendre au théâtre : il le contemplait avidement, avec une sorte de terreur religieuse, et conservait précieusement son image au fond du cœur.

"Weber, qui exerçait de prime abord une telle influence sur un en- fant de neuf ans, était alors chef d'orchestre à l'Opéra de Dresde, où, depuis 1817, il combattait pou-r l'art allemand contre la musique ita- lienne, ayant toute la cour contre lui et ne parvenant à faire exécuter le Freischiit^ dans le théâtre qu'il dirigeait, qu'un an après son écla- tant succès à Berlin. Weber, à ce qu'il paraît, entrait volontiers causer avec la charmante et intelligente M""" Geyer, dont les douces manières et le caractère enjoué avaient un charme spécial pour les artistes, mais il ne fut jamais et d'aucune façon le maître de Wagner : en effet, il mourut à Londres alors que Richard n'avait pas plus de treize ans et ne s'occupait nullement de musique; mais il avait éveillé son instinct musical, ainsi que Wagner se plaisait à le reconnaître. « Malgré une éducation scientifique sérieuse, écrit-il dans sa Lettre sur la musique en 1860, j'avais dès ma première jeunesse vécu en relations étroites, continuelles avec le théâtre. Cette partie de ma vie tombe dans les dernières années de Charles-Marie de Weber ; il dirigeait alors en personne dans la ville que j'habitais, à Dresde, l'exécution de ses opéras. Je reçus de ce maître mes premières impressions musicales ; ses mélodies me remplissaient d'enthousiasme, son caractère et sa na- ture exerçaient sur moi une vraie fascination; sa mort dans un pays éloigné remplit de désolation mon cœur d'enfant. ))

Le petit pécule amassé par Geyer avait été vite absorbé et sa veuve s'était de nouveau trouvée dans la gène. Alors, trois de ses enfants s'étaient tournés vers le théâtre, et sa fille, Rosalie, en particulier avait conclu un bel engagement comme « première amoureuse » au Stadt- theater de Leipzig. En 1827, M"'" Wagner, veuve Geyer, se décida à aller vivre auprès d'elle avec ses plus jeunes enfants, et Richard dut entrer au collège Nicolaî; mais on ne l'admit qu'en troisième tandis qu'il avait déjà commencé sa seconde à Dresde, il passait, dit-il, pour un bon élève de lettres, iii litteris, ayant traduit par goût, en dehors des heures de classe, les douze premiers chants de VOdyssée,

RICHARD \VA(iNKR ,3

et ayant eu 1 honneur ilc icm|)(>t ter le prix tlans un concoui^s poétique ouvert pour déploier la moit cfun de ses camarades: sa pièce avait même été imprimée après qu'on en eut retiré beaucoup de pathos. -11 avait alors décidé dans sa petite tète qu'il serait poète et s'était mis à l'étude de Shakespeare afin d'arriver à le lire dans le texte orii^inal ; comme il avait une facilité exceptionnelle pour les vers allemands, il avait entrepris une traduction métiique du monologue de Roméo, puis il avait fabriqué des tragédies imitées de l'antique dans le genre de

MAISON NATALE DE RICHARD WAGNEK, A LEIPZIG.

celles d'Apel, puis une autre inspirée par Hainlct et le Roi Lear, plus de quarante individus mouraient coup sur coup, si bien qu il en avait du ressusciter quelques-uns pour fournir au dénouement.

L'humiliation qu'il éprouva à se voir classé en troisième à Leipzig le dégoûta des études classiques et le rejeta du côté de la musique. Justement, cette année-là, Beethoven mourut et l'audition de ses sym- phonies aux concerts du Gcwandhaus, sous la direction du célèbre Matthaji, lui causa la plus , profonde impression. « Un soir, dit le héios de sa nouvelle : Une Visite à Beethoven, ayant entendu une symj)ho- nie de Beethoven, j'eus un accès de fièvre, je tombai malade, et, aj^rès

14 RICHARD WAGNER

mon rétablissement, je devins musicien. « C'est du roman, mais l'histoire a quelque analogie avec ce récit : « La mort de Beetlioven suivit de près celle de Weber, dit-il plus sérieusement dans sa Lettre sur la musique; ce fut la première fois que j'entendis parler de lui, et c'est alors que je fis connaissance avec sa musique, attiré, si je puis le dire, par la nouvelle de sa mort. Ces impressions sérieuses développaient en moi une inclination de plus en plus vive pour la musique. Ce ne fut que plus tard, cependant, lorsque déjà mes études m'avaient fait comprendre l'antiquité classique et inspiré quelques essais poétiques, que j'en vins à étudier la musique plus à fond. »

Son projet, en cultivant la musique, était d'adjoindre à sa fameuse tragédie aux quarante-deux victimes une partition semblable à celle diEgniont, qu'il venait d'entendre; il se figura qu'il lui suffirait d'étudier l'harmonie huit jours pour composer une œuvre analogue et il s'absorba dans la lecture du Traité d'iiarmouie de Logier, qu'il avait acheté à un libraire ambulant; mais il avait beau faire, il ne parvenait pas à se graver tout cela dans la tète. Alors, il résolut d'avouer sa nou- velle vocation à sa famille, aussit('it qu'il serait venu à bout de compo- ser quelque chose, une sonate, un air, un quatuor. On combattit d'abord sa résolution comme un caprice passager chez un sujet qui n'avait même pas pu apprendre à jouer du piano, mais on lui donna cependant un bon maître, Gottlieb Mûller, plus tard organiste à Altenburg. Celui-ci eut fort à faire avec un élève épris d'Holfmann et dont la cervelle était troublée à ce point par tant d'inventions bizarres, qu'il rêvait en plein jour et voyait apparaître la note fondamentale, la tierce et la quinte avec lesquelles il avait des entretiens mystérieux'. A la fin, le maître d'harmonie, ne voulant pas perdre la tête à son tour, planta son élève en déclarant, comme avait fait le professeur de piano : « qu'on ne tirerait jamais rien de ce garçon-là ».

Cette prédiction deux fuis répétée ne troubla nullement le vision- naire, qui écrivit bravement une ouverture et l'alla porter à Dorn, chef d'orchestre du théâtre royal, avec lequel sa sœur Rosalie avait pu le mettre en rapport. Celui-ci accepta l'ouverture et la mit en répé- titions, malgré les rires de l'orchestre et de Matthœi ; bien plus, il la maintint sur le programme, et la fit exécuter entre deux actes d'une pièce. Le public tout surpris n y distingua qu'un roulement de tim- bales qui revenait toutes les quatre mesures, obstinément, jusqu'à la fin, si bien qu'elle demeura célèbre, après une seule audition, sous le nom

I. Ces lectures, toutefois, ne furent pas perdues, car les Frères de Sérapioii contiennent un récit du tournoi poétique de la Wartbourg et quelques germes des Maîtres chanle::rs se trouvent dans un autre conte d'Hoffmann : Maître Martin, le tonnelier de Xurembenr.

KICIIAKI) \va(;n'i;r ,5

d'Oiii'ciitirc aux timbales. « Cette ouverture, écrit Wagner, était bien le point culminant de ma lolic. Pour en faciliter lintelligence, j'avais eu ridée d'écrire avec trois encres différentes : les cordes en rouL'^e, les cuivres en vert et les bois en noir. Le tissu en était si compliqué que la Neupième Symphonie de Beethoven eût semble, à côté, une sonate de Pleyel. »

Le contre-coup de la révolution qui renversait en France le trône de Charles X se fit sentir dans toute TEurope et particulièrement en Saxe, le roi se vit contraint d'octroyer une constitution à ses sujets. « Du coup, me voici révolutionnaire, écrit Wagner, et parvenu à la conclu- sion que tout homme tant soit peu ambitieux ne devait s'occuper exclu- sivement que de politique. Je ne me plaisais plus qu'en la compagnie d'écrivains politiques; j'entrepris aussi une ouverture sur un thème poli- tique. C'est dans ces circonstances que je quittai le collège pour entrer à l'Université, non plus pour me vouer à une étude de faculté (car on me destinait encore à la musique), mais pour suivre les cours d'esthé- tique et de philosophie. Je profitai aussi peu que possible de cette occasion de m'instruire; en revanche, je m'abandonnai à tous les écarts de la \\c d'étudiant, et je le fis, à vrai dire, avec tant d'étourdcrie et si peu de retenue que j'en fus bientôt dégoûté '. » Ce révolutionnaire et ce viveur n'avait pas plus de dix-sept ans.

Lorsque Wagner eut assez goûté des plaisirs, il comprit qu'il était temps pour lui de se livrer à l'étude régulière et suivie de la musique. Il avait précédemment quitté l'école Xicolaï pour l'école Thomas ses études philologiques n'avaient pas marché beaucoup plus vite; en i83o il entra à l'Université de Leipzig comme étudiant en philosophie et en esthétique ; il eut alors le bonheur de rencontrer un excellent professeur en la personne de Théodore Weinlig, cantor à l'église Saint-Thomas. Cet admirable musicien sut tout de suite gagner la confiance du jeune garçon et le mit dans le droit chemin, ce dont Wagner lui fut toujours reconnaissant, car tout à la fin de sa vie il disait encore à ses amis : a Weinlig n'avait pas de méthode spéciale, mais c'était un esprit clair et pratique. On ne peut pas, à proprement parler, enseigner la composi- tion ; on peut montrer comment la musique est graduellement arrivée à être ce qu'elle est et guider ainsi le jugement d'un jeune homme, mais c'est de la critique historique qui ne peut pas avoir de résultats pratiques. Tout ce qu'on peut faire est d'indiquer un modèle à suivre dans le travail, c|uelqucs morceaux particuliers, donner un devoir dans ce sens et corrioer ensuite la besogne de l'élève : ainsi fit ^^'einIio■avec moi...

I. .\utohiogrj\.^]iic, irailuiLc par M. «-^aiuillo Bcnoii dans les Souvenirs Je R. W'agi.cr. Un vol. in-iS, Charpciilicr, i{)!S4.

,6 RICHARD WAGNER

La véritable leçon consistait dans son examen patient et attentif de ce que j'avais écrit : avec une bonté infinie, il mettait le doigt sur les passages défectueux et m'expliquait le pourquoi des changements qui lui paraissaient désirables ; je vis rapidement il tendait et je ne tardai pas à trouver le moyen de le satisfaire. Il me renvoya en me disant : « Vous avez appris à vous tenir sur vos propres jambes, allez'. »

C'est Weinlig et non pas Weber, comme on Ta trop souvent répété, qui dit un jour à Wagner : « Il est probable que vous n'aurez jamais de fugue à écrire ; mais sachez en écrire une : à ce prix-là vous acquerrez l'indépendance et tout le reste vous sera facile. » Il travailla avec tant d'ardeur sous la direction de Weinlig, que celui-ci le congé- diait au bout de six mois : il avait appris, grâce à lui, à connaître et à admirer profondément Mozart; mais Beethoven avec ses symphonies, surtout la neuvième , était toujours son dieu. Après cette période d'études, il composa différents morceaux : d'abord une polonaise et une sonate pour piano qui eurent l'honneur d'être éditées par la célèbre maison Breitkopf et Ha;rtel, puis une ouverture de concert avec fugue, une autre encore, et surtout une symphonie en cjuatre parties lui- même avouait s'être beaucoup inspiré de Beethoven, et de certains mor- ceaux de Mozart. Dorn, écrivant plus tard à la Nouvelle Ga{ette de musique de Schumann, a noté d'un trait amusant cet enthousiasme de Wagner pour Beethoven : « Je doute, dit-il, que jamais jeune musicien ait vécu dans une intimité plus étroite avec Beethoven que Wagner à dix-sept ans. Il avait copié de sa main les ouvertures et les grandes compositions instrumentales du maître ; il dormait avec les quatuors sous son oreiller, il chantait les lieder et sifflait les concertos, car son talent de pianiste ne fut jamais bien brillant ; bref, il était possédé d'une « fureur teutonique « qui, jointe à une bonne éducation, à une rare activité d'esprit, promettait de donner de riches fruits-. »

Pendant l'été de i8'32, Wagner accomplit un double pèlerinage artis- tique: il alla visiter d'abord la ville musicale par excellence, celle Mozart et Beethoven avaient vécu, mais il fut terriblement dé^u en n'enten- dant à Vienne que refrains de Zampa et pots-pourris sur Zampa ; il s'enfuit au j^lus vite et repassa par Prague, Mozart avait trouvé joie et succès. En allant à Vienne, il espérait sans doute y découvrir une petite place et s'était muni des partitions de sa symphonie et de son ouverture;

1. Entretien particulier avec M. Dannrcutlier, rapporte par celui-ci dans le Dictionnaire de musique de Grovc, art. ^^'a^nel■.

2. Dans le courant de l'année i83o, il fit une transcription pour piano de la Neuvième Symphonie de Beethoven, qu'il olVrit à la maison Schott, par lettre du G octobre, et en i83i, se sentant sur de lui pour pareille besopne, il écrivit une lettre très inodcste au bureau de musique (maison Petcrs), il faisait des offres de service en qualitJ de correcteur d'épreuves et d'arranpcur : c'est le métier qu'il fera plus tard k l'aris.

RICHARD \VA(;NKR ,7

il fut plus hcLircLix à l^ragiic, oîi il lia connaissance avec le savant Dionys Weber, qui dirigeait le Conservatoire et qui lui procura le plaisir d'entendre enfin sa symphonie à Torchestre. Ce premier petit succès avait engagé Wagner à tàter de la musique théâtrale : à Prague même il avait composé un poème effroyablement tli^amatique, intitulé la Noce ; et, sitôt de retour à Leipzig, il en avait écrit le premier morceau, un septuor, que son maître Weinlig approuvait ; mais sa sœur Rosalie ayant trouvé le livret détestable, il déchira le tout et attendit une autre occasion d'aborder l'opéra. Cependant il avait donné son ouverture et sa symphonie aux directeurs des concerts du Gewandhaus, et le président du comité, le conseiller aulique Frédéric Rochlitz, lui avait écrit de le venir voir : « Mais vous êtes un tout jeune homme, s'écria-t-il en le voyant entrer, je m'attendais à voir un homme âgé, à en juger par l'expérience du compositeur ! » 11 lui proposa alors de faire essayer sa symphonie par une société nouvelle : Eiiîerpc, le jour de Noël i832, et cet essai ne satisfit guère l'auteur ; mais il eut la chance d'être loué, dans le Journal du Monde élégant, par un littérateur assez bien posé, Henri Laube, et quinze jours après, le 8 janvier i833, sa symphonie avait Thonncur d'être exécutée au Gewandhaus sous la direction d'Au- guste Pohlentz : son ouverture y fut également jouée au concert du 3o avril. Ces deux productions reçurent un assez bon accueil et posèrent Wagner à Leipzig, surtout grâce à l'appui d'Henri Laube, excellent garçon mais cerveau brûlé, qui n'était pas sans exercer grande influence sur ce musicien de vingt ans. Cette symphonie était réellement sa première ceuvre et l'article de Laube était le premier qu'on fit sur lui'.

Wagner a raconté gaiement ces souvenirs lorsque, cinquante ans plus tard, étant à Venise avec sa famille, il eut l'idée de célébrer le cinquan- tenaire de ses débuts comme compositeur, en faisant entendre à sa

femme et à son beau-père « cette production de jeunesse surannée »,

ajoute-t-il en riant. L'exécution, confiée aux professeurs et aux élèves du lycée San Marcello, eut lieu à la Noël de 1882, pour célébrer aussi l'anniversaire de naissance de M""-' Wagner, et provoqua chez l'auteur un intéressant retour sur lui-même. Il reconnaît que cette symphonie découlait tout droit de Beethoven, que l'andante, en particulier, n'aurait jamais vu le jour sans l'andante de la symphonie en ut majeur et sans l'allégretto de la symphonie en la, puis il continue ainsi : « Si l'œuvre

I . Histoire d'une syinplionie, Jans les Souvenirs de R. Wagner. En iS34-J'5, dans nnc visite à Lcipzii; il avait prié Mcndeissohn, alors chef d'orcliestre des concerts du Gewandhaus, sinon de lire, au moins de garder cette symphonie et jamais Mendelssohn ne lui en reparla. Cet ouvrage aurait été de la sorte entièrement perdu si l'on n'avait un beau jour retrouvé les parties séparées dans une vieille valise oubliée à Dresde par Richard Wagner au moment de sa fuite en 1840.

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portait la marque de Richard Wagner, tout au plus la trouverait-on dans cette confiance illimitée qui, dès cette époque, l'empêchait de douter de rien... Cette confiance en moi-même, je ne la tirais pas seulement de ma sûreté de main comme contrapuntiste (qualité qui, dans la suite, me fut contestée plus que toute autre par un musicien de la cour à Munich, Strauss), mais aussi d'un grand avantage que j'avais sur Beethoven. En effet, tout en m'arrêtant au point de vue de sa deuxième symphonie, j'étais alors complètement familiarisé avec l'Héroïque, avec celles en ut mineur et en la majeur, toutes œuvres dont le maître n'avait nulle idée ou tout au moins n'avait qu'une idée fort vague lorsqu'il écrivit sa deuxième symphonie. » Ainsi s'explique à ses yeux, et sans vanité, la flatteuse exclamation de Rochlitz.

Cependant, il visait toujours au théâtre et cherchait un poème à mettre en musique : il en refusait même un sur Kosciuszko, le héros de la révolution polonaise, que lui offrait son ami Henri Laube. Son frère Albert, qui avait une jolie voix de ténor, était alors acteur, chanteur et régisseur au théâtre de Wi^irzbourg ; Richard alla passer toute une année auprès de lui et accepta volontiers la place de chef des chœurs, moyennant dix florins par mois. L'expérience de son frère en matière théâtrale lui fut d'une réelle utilité ; la Société de musique exécuta plusieurs de ses morceaux et, comme son poste était fort peu absorbant, il eut tout le temps de composer son premier grand opéra. Cet opéra des Fées était tiré dune fable de Gozzi, intitulée la Femme serpent : il s'agit d'une fée qui s'est éprise d'un mortel et veut, pour lui, renoncer à l'immortalité; mais il faut que son amant ait confiance en elle, si cruelle qu'elle se montre à son égard ; il succombe et la fée est changée en crapaud dans le conte de Gozzi, en statue dans l'opéra de Wagner. Pour la reconquérir et retrouver le bonheur, l'amant devra, dans la fable, baiser l'immonde animal; dans la pièce, il lui rend la vie par l'ardeur et la beauté de ses chants. Ainsi Wagner, dès cette époque, avait l'esprit hanté par ce mythe éternel de Psyché qui devait plus tard lui fournir le sujet deLohengrin; dans les deux drames, en effet, la confiance absolue reposant non sur des faits, mais sur la persuasion intérieure, est présentée comme une condition nécessaire de l'amour'. Pour la musique, elle reflétait, de son propre aveu, la triple influence de Beethoven, de Wcbcr et de Marschner : on en avait essayé plusieurs fragments en famille, à Wûrzbourg, en 1834, et il semblait à l'auteur qu'il y avait beaucoup de parties satisfaisantes et que le finale du second acte était spéciale-

I. RicluirJ Wagner d'après lui-mcmc\ par M. G. Noulflai'il, d'aprù-s Richard W'agiicr's Icbcn iind U'irlicn, de M. Glasenapp. Un vol. in-i.S, chez l'isclibachcr, iSS5.

RICHARD WAGNER ,g

ment destiné à produire un grand elFet ; mais il ne put en faire répreuve. Dès son retour à Dresde, il avait bien proposé cet ouvrage au directeur Ringelhardt, qui l'avait accepté; le journal de son ami Laube avait bien annoncé qu'aussitôt après le Bal masque, d'Auber, on jouerait le premier opéra d'un jeune compositeur appelé Richard Wagner ; mais quand le Bal masqué fut à bout de succès, le directeur, sans plus songer aux Fées, monta / Capuletti e Montecchi, de Bellini.

Si Wagner ne put jamais faire exécuter cet opéra à Leipzig, ni ailleurs, c'est qu'on n'avait d'oreilles, alors, que pour la musique étrangère, pour les opéras français et italiens, au grand détriment des productions alleniandcs : Wagner tout le premier était captivé par la Muette de Portici et se passionnait pour / Capuletti e Montecchi , moins à cause de la musique, il est vrai, que pour le jeu pathétique et superbe de M""-' Schrœder-Devrient, qui vint chanter à Dresde au prin- temps de 1S34. Il vit alors pour la première fois cette artiste incompa- rable qui devait exercer sur lui une très grande influence et lui suggérer l'idée de cette intime union de la musique avec le drame à laquelle il tendit bientôt de tous ses efforts. Il le disait encore à la fin de sa vie : l'exemple de la Dcvrient avait été son constant idéal, et, chaque fois qu'il concevait un rôle, il l'avait devant les yeux. L'impression qu'elle produisit sur le jeune admirateur de Beethoven, malgré la pauvreté de la musique de Rellini, fut extrêmement profonde ; mais quand ensuite on représenta la Muette à Leipzig, Wagner fut tout surpris de voir que les scènes saisissantes et l'action rapide de cet opéra produisaient grand effet et tenaient le public haletant sans l'aide d'une artiste hors ligne, comme la Schrœder-Devrient. Cela le fit réfléchir : certes, la musique héroïque de Beethoven demeurait toujours l'idéal à ses yeux ; mais avait-il chance de produire quelque chose de pareil sur le théâtre ? Au contraire, ne pouvait-il pas s'inspirer à la fois d'Auber et de Bellini, pour combiner leurs différents mérites, et n'arriverait-il pas plus vite ainsi au succès immédiat et palpable après lequel il courait ? Que fallait-il donc pour réussir ? Imaginer d'abord un scénario d'action vive et animée, écrire ensuite une musique facile à chanter et qui fût de nature à saisir l'oreille du public. Vite, il se mit au travail.

Il avait vingt ans, il était dans les dispositions les plus joyeuses du monde et se sentait le diable au corps. Aussi, rompant avec le mysticisme abstrait de la première jeunesse, c'est la beauté matérielle et la femme qu'il entreprit de chanter lorsqu'il conçut son second opéra, Défense d'aimer, pendant un séjour de vacances à Tœplitz, en Bohême. Il avait emprunté le sujet de cet ouvrage à la pièce de Shakespeare, Mesure pour mesure ; mais il en avait totalement changé

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le caractère, en ne songeant qu'à bafouer le puritanisme hypocrite et à glorifier l'amour sensuel. Cette pièce, d'une intrigue assez vive et hardie, se donnent librement cours toutes les passions juvéniles qui fermentaient dans ce corps et ce cœur de vingt ans, a cela de parti- culier qu'elle forme une antithèse absolue avec le précédent sujet traité par Wagner et c][ue ses deux premiers opéras, les Fées et Défense d'aimer, fixent déjà les deux pôles entre lesquels son génie allait évoluer. Comme il l'a noté lui-même, les tendances si contraires de ces deux drames arriveront à se fondre dans Tannhœuser : il entend par l'idée de sacrifice et de renoncement qui triomphe dans le Vais- seau faiilânie, dans Lohengriti, dans Parsifal, et l'indomptable appétit de jouissance physique qui prévaut dans la Walk) vie et dans Tristan.

Pendant l'automne de 1834, Richard Wagner, pour subvenir aux besoins de l'existence, accepta la place de directeur de la musique au théâtre de Magdebourg. Il commençait donc à vivre de son art, et son nouveau métier lui plut beaucoup dans les premiers temps ; le monde des coulisses, les rapports fréquents avec les chanteurs et surtout avec les chanteuses n'étaient pas pour déplaire à quelqu'un de son âge et de son tempérament. Il s'acquittait d'ailleurs de sa tâche à souhait, et pendant plus d'un an qu'il resta à Magdebourg, il devint un e.xcellent chef d'orchestre et fit de son mieux pour que le théâtre prospérât. Le directeur, par exemple, ayant décidé de monter Lestocq, d'Auber, que Wagner trouvait du reste charmant, il ne changea pas d'avis jusqu'à la fin, celui-ci se donna beaucoup de mal pour faire réussir cet ouvrage : il renforça, par plusieurs choristes pris dans l'armée, le bataillon russe qui vient soutenir la révolte, et, grâce à ce nombre inusité de chanteurs, il obtint un grand effet de sonorité qui, pendant quelc^ues soirées au moins, attira la foule au théâtre ; et puis ce fut tout. Wagner continuait de composer au milieu des devoirs de sa charge et de distractions de toutes sortes. Il faisait exécuter sous sa direction son ouverture des Fées et une autre qu'il venait d'écrire en i835 sur un drame d'Apel, Christophe Colomb; il composait à la volée un morceau pour célébrer le jour de l'An i835, en reprenant simple- ment le thème de l'andante de son unique symphonie, puis bâclait des chansons pour une farce fantastique intitulée l'Esprit de la montagne, et la faveur qu'il obtenait avec de telles productions le confirmait dans l'idée qu'il n'était nullement besoin de se montrer bien scrupuleux pour forcer le succès : combien de compositeurs, des mieux assis, pensent encore aujourd'hui de même et ne changeront jamais de visée I

Il achevait aussi de mettre en musique la Défense d'aimer, en se proposant toujours Auber comme modèle, en rêvant toujours de la

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Schrœdcr-Dcvricnt limir le vù\c pi-incipal : il avait eu d'abord l"cspoii- de faire accepter cet opéra par le directeur de Leipzig-, en dédomma- gement des J'\'cs, mais la démarche avait été inutile et il s"était rabattu sur Magdebourg. Le théâtre de cette ville était alors dirigé par un nommé Bethmann, toujours à deux doigts de la faillite, malgré une petite subvention fournie par la cour de Saxe, et qui avait l'habitude de disparaître les jours de paiement. La troupe était dans la situation la plus précaire au printemps de i836 et déjà les acteurs lâchaient pied pour aller chercher fortune ailleurs; certains, cependant, consentaient à rester par égard pour Wagner et celui-ci faisait des efforts surhumains pour devancer la faillite. Il avait bien droit à une représentation à son bénéfice pour le dédommager des frais d'une tournée qu'il avait faite. Tannée précédente, afin de recruter de nouveaux chanteurs; mais le directeur ayant déboursé quelque argent pour la mise en scène, il fut convenu que ce dernier aurait pour lui toute la recette de la première représentation et Wagner toute celle de la seconde. Il n'y avait plus que douze jours avant la clôture. Ce n'étaient que répétitions au théâtre, répétitions chez les artistes; toute la ville était en émoi, et cependant nul ne savait son rôle et les ensembles allaient tout de travers. A la répétition générale, cela marcha presque, grâce à Wagner qui condui- sait, gesticulait, chantait et criait pour tout le monde ; mais à la représentation (29 mars i836) qui avait attiré grande aftluence, et qui rapporta gros au directeur, ce fut une confusion épouvantable et per- sonne, absolument, n'y put rien distinguer : c'était tant pis pour le musicien qui croyait avoir fait un bel ouvrage et tant mieux pour le poète dont la pièce si libre aurait très bien pu être arrêtée par le commissaire, s'il en avait pu percevoir tous les détails. Rien que le premier titre. Défense d'aimer, avait déjà paru trop libre à ce fonction- naire pour que la pièce pût être jouée pendant la Semaine sainte et il n'avait autorisé la représentation qu'en exigeant un autre intitulé : la Novice de Païenne, et sur l'assurance réitérée de "Wagner que le sujet en était emprunté à un « drame très sérieux » de Shakespeare. O roueries des auteurs ! ô naïveté des censeurs !

La seconde représentation de la Novice de Palernie allait clore la saison théâtrale et "Wagner, qui devait à son tour encaisser toute la recette, avait fait hausser le prix des places. Quelle ne tut pas sa surprise en constatant, c^uelques minutes avant le lever du rideau, qu'il n'y avait dans la salle que trois personnes : ses propriétaires, mari et femme, et un juif polonais en costume de gala! Par sur- croît de malheur, dans coulisse, au môme instant, le mari de la première chanteuse tombait à bras raccourcis d'abord sur le second

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ténor, puis sur sa femme, et les rouait si bien cb coups, pour les mieux apparier, qu'ils eussent été incapables de paraître en public. Le rideau se leva et le régisseur annonça solennellement aux trois spectateurs que, par suite d'empêchements imprévus, la représen- tation ne pouvait avoir lieu. Wagner, par le récit plein dhumour qu'il a fait de cette représentation manquée et de l'odyssée antérieure de la Novice de Païenne, montre que ces contre-temps n'avaient pas le moins du monde ébranlé sa confiance de débutant. Il n'avait pas été, d'ailleurs, trop mal jugé. Le journal de Magdebourg, tout en déplorant la hàtc apportée aux répétitions et le résultat final : une exécution brusquée les acteurs ne savaient même pas leurs rôles, estimait que si le compositeur arrivait à faire jouer son opéra dans une ville plus importante et dans des conditions plus favorables, il avait chance de réussir : « 11 y a beaucoup de qualités dedans, disait l'écrivain ; ce qui me plaît, c'est que cela vibre ; c'est de la vraie musique et de la vraie mélodie, comme on en désirerait trouver plus plus souvent chez nos compositeurs. » En d'autres termes, Wagner avait tellement subi l'influence des musiciens français et italiens, sur- tout d'Auber et de Bellini, qu'il n'avait presque plus rien d'allemand : c'est sans doute ce qui le faisait accueillir avec faveur dans son pays. Sur le moment, Richard Wagner, tout fier de l'approbation donnée à son opéra, revint à l'assaut pour faire jouer la Novice de Païenne à Leipzig. 11 raconte avec agrément que le directeur du théâtre de cette ville, c'était toujours Ringelhardt, avait une fille en âge de débuter et qu'afin de le mieux séduire , il lui fit valoir quel avan- tage il y aurait pour sa fille à faire son apparition dans un joli rôle de jeune personne et dans un opéra nouveau. Le directeur, par mal- heur, n'était pas aussi facile à duper que le commissaire de Magde- bourg, et, dès qu'il eut parcouru la pièce, il répondit sévèrement à l'auteur : « Je ne sais si le magistrat de Leipzig autoriserait la repré- sentation d'un semblable ouvrage et j'en doute fort par respect pour son autorité ; mais, en tout cas, apprenez, monsieur, qu'une personne comme ma fille ne saurait y figurer. » Wagner battit en retraite devant ce père chatouilleux et s'en fut présenter son ouvrage à Berlin, non pas à l'Opéra royal, mais au théâtre plus modeste de la Résidence, il fut très aimablement reçu, sans rien obtenir. C'est dans ce court voyage à Berlin qu'il vit pour la première fois Spontini dirigeant une repré- sentation de Feniand Corte^. Il fut très frappé de reff"et que le vieux maître obtenait en accusant très fort le rythme et en y faisant corres- pondre les évolutions sur la scène avec une précision mathématique ; mais surtout la partition de Fer)iand CortCy produisit sur lui une

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imiiression profonde et nui se retrouva très vivace deux ans ]")lus lard quand il entreprit la composition de Rien^i .

Donc la Novice de Paleiine était repoussée à droite et à gauciie ' et Wayncr, qui n'avait que des dettes en ijuittant Magdcbourg ce fut le refrain de toute sa vie, sollicitait une place auprès de son ancien ami Dorn, devenu cantor et directeur de la musique religieuse dans la petite ville russe de Riga. Mais Wagner n'était pas seul à caser; il demandait aussi un emploi pour sa fiancée, la jolie comédienne Wilhelmine Planer, dont il s'était épris à Magdebourg, et qu'il n'avait pas voulu épouser faute d'argent, mais avec laquelle il avait conclu des fiançailles à longue échéance. En attendant et comme elle était engagée en qualité de f( première amoureuse » à Kœnigsberg, il la suivit dans cette ville avec l'intention de devenir chef d'orchestre, et il y organisa des concerts au théâtre. 11 obtint enfin le poste qu'il désirait et, sitôt nommé, il épousait Minna Planer le 24 novembre i836 : « J'étais amoureux, dit-il plus tard dans une lettre à ses amis; je me mariai par obstination et je rendis malheureux moi-même et autrui, tourmenté par les ennuis de la vie domestit]uc pour laquelle je ne possédais pas le nécessaire. C'est ainsi que je tombai dans la misère dont les effets tuent tant de milliers d'individus. »

11 ne resta pas plus d'une année à Kœnisberg, en proie à mille soucis, malheureux, tourmenté, tourmentant les autres, n'écrivant que deux ouvertures : une sur Rule Britannia, une autre intitulée Polonia, puis il alla s'établir à Riga, Dorn avait pu obtenir un emploi pour sa femme au théâtre, un autre pour sa belle-sœur Thérèse Planer, et pour lui la place de premier directeur de la musique. 11 fut d'abord ravi d'un poste beaucoup plus avantageux que ceu.x qu'il avait occupés jusque-là; il donna dix concerts dans lesquels il fit exécuter, non sans succès, son ouverture de. Christophe Colomb et celle sur Rule Britannia; il écrivait aussi plusieurs airs avec vocalises et choisissait la Norma pour être repré- sentée à son bénéfice le 11 décembre iSSy', puis, tout à coup, il prit ses fonctions en grippe, en même temps qu'il sentait s'éveiller les premiers scrupules de sa conscience d'artiste. En écrivant ses précédents ouvrages, il le dit lui-même, il ne s'était pas montré très scrupuleux sur le choix des

I. 11 utilisci'ci pkis tard une mclodic religieuse de Li Sovicc de J'jlcnnc pour exprimer, dans Tjniihii'iiscr, le respect et le recueillement des pèlerins admis auprès du Saint-Père; c'est la mélodie que répètent alternativement les instruments à vent et à cordes dans l'introduction du acte.

■2. Son admiration pour Bcllini, arrivée au plus haut point, s'épanchait dans un article qu'il

publiait dans le Spectateur de Riya, du 7/10 décembre 1837. « Le chant, le chant et encore le

chant, ô Allemands! Le chant est le langage par lequel l'homme doit se communiquer musicalement, et on ne vous comprendra pas si ce larTgagc n'est pas formé et conservé aussi indépendant que toute autre langue cultivée doit l'être, l.e reste, ce qui est mauvais en liellini, chacun de vos maîtres d'école de village peut le faire mieux; cela est connu, il est donc tout à fait hors de propos de se moquer de ces défauts. Si Uellini avait fait son apprentissage chez un maitre d'école de village allemand, il

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moyens à employer pour emporter le succès; mais voilà-t-il pas qu'un beau jour, en voulant composer la partition d'un opéra-comique en deux actes, r Heureuse Famille d'ours, arrangé d'après un conte des Mille et une Nuits, il s'arrête avec dégoût, relit ses morceaux et s'aperçoit qu'il fait tout simplement de la musique à la Adam. A dater de ce jour, il prend en horreur la position de chef d'orchestre dans une ville de province, en face d'un public impropre à juger toute œuvre nouvelle parce qu'il a perdu sa clairvoyance en n'entendant jouer que des ouvrages à réputa- tion déjà faite et, dès lors, pour se mettre en garde contre une défail- lance qui le pousserait à user des moyens d'exécution qu'il a sous la main, il décide d'entreprendre un ouvrage de proportions trop vastes ]30ur qu'on le puisse monter sur un petit théâtre. Et puisque c'est de Paris que viennent alors tous les opéras applaudis en Allemagne, il tourne les yeux vers Paris et brCde d'y venir débuter.

Du temps qu'il était à Kœnisberg et que, besogneux et misérable, il voyait danser devant ses yeux les 3oo,ooo fr. que Meyerbeer, disait-on, venait de gagner avec les Huguenots, il avait été pris du désir fou d'aller tenter fortune à Paris. 11 avait justement cru trouver un bon sujet d'opéra dans une nouvelle de Henri Kcenig : la Grande Fiancée, il en avait aussitôt tracé le plan et l'avait envoyé à Scribe, espérant que celui-ci n'aurait rien de plus pressé que d'écrire le poème et de le faire accepter à l'Opéra; naturellement, il ne reçut jamais de nouvelles de Scribe; aussi, quand en lisant le Rien{i, de Buhver, il y crut découvrir un sujet d'opéra préférable au précédent, il se garda bien de renouve- ler pareille tentative. Il entreprit de faire tout lui-même, et le poème et la partition '. C'est pendant l'été de i838 qu'il commença à écrire le poème de Rien{i et il y mit. d'autant plus de feu qu'il voulait sortir par un coup d'éclat des ennuis d'une existence assez précaire; en rentrant à Riga, les vacances finies, il alla se loger à l'écart, hors des remparts, pour mieux rompre avec les mesquineries de la vie théâtrale et se mieux consacrer à la composition de son opéra; par une heureuse coïncidence, il eut alors à faire étudier le Joseph, de

aurait sans domc appris à faire mieux; mais il est bien à craindre, en même temps, qu'il n'eut désappris son chant. » Lire l'article entier traduit dans la Revue wagnérieiiite, de Paris (fe'vricr nSSG). On peut rappeler à ce propos la fine boutade de Rossini, qui disait à Bellini lui-même : « 11 est bien heureux, Vincenzo caro, que tu ne saches pas la musique; car, si tu la savais, tu en ferais de bien mauvaise. »

I. Plus tard, quand il fut maître de chapelle à Dresde avec Reissiger, comme celui-ci attribuait l'insuccès de sa musique à la pauvreté des livrets qu'ij avait eus, Wagner s'offrit à lui rimer son ancien scénario de la Grande Fiancée; mais Reissiger ayant trouvé scabreux démettre en musique un poème auquel Richard Wagner avait renoncé, ce fut Kiltl, directeur du Conservatoire de Prague, qui en hérita par la suite, et son opéra fut représenté à Prague, le 19 février 1848, sous le titre de liianca e Giuseppe ou les Français à Nice : il eut du succès, car on le reprit en 1868 et 1870, et on le joua à Francfort en 1S73.

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Méhul, qui éleva ses pensées, dit-il, et l'aida à se corriger des erre- ments passés. Ce n'est pas qu'en entreprenant Rien{i il songeât le moins du monde à s'écarter des formes usuelles de l'opéra, mais en écrivant le poème il s'était efforcé de ne pas le faire aussi banal que les livrets habituels, et, quant à la musique, il voulait composer une œuvre grande, forte, élevée, le contraire, en un mot, de ce qu'il avait fait jusqu'à ce jour. 11 a très bien expliqué lui-même en quel état singulier il se trouvait, comment le grand opéra était alors comme une lunette à travers laquelle il voyait tout et ne voyait exactement que ce qu'elle pouvait embrasser; dans toutes les parties de son opéra, c'était bien son sujet qui le guidait de préférence, mais ce sujet, il le déterminait lui-même inconsciemment, d'après la seule forme qui tlottàt alors devant ses yeux : celle du grand opéra.

Plein d'ardeur au travail, il composa d'arrache-pied pendant tout l'hiver, si bien qu'au printemps de 1S39 il avait terminé les deux premiers actes de Rien^i. Mais à ce moment même expirait l'engage- ment qui le liait au théâtre de Riga, et comme il était tout à fait dégoûté de courir ainsi de ville en ville en qualité de chef d'orchestre, comme d'autre part le poète Karl de Holtei allait céder la direction du théâtre à un simple ténor, il n'hésita pas. 11 réunit un peu d'argent, retourna à Kœnigsberg, oîi il fit le grand effort de payer ses dettes, puis décida sa femme à partir avec lui pour Paris il ne con- naissait absolument personne. Mais c'était l'inconnu, et l'inconnu, ce pouvait être avant peu la fortune et la gl(.>ire avec Jxieiiii.

LE SOMMEIL DE BRUNEHILD Tiiii de Sc/iull^e et Millier à l'Anneau Ju Nibelun^, iStii.

CHAPITRE III

TROIS ANNEES A I' A R I S

|, u lieu de prendre la route de terre, et probablement par économie, Richard Wagner s'embarqua avec sa femme et son chien, un magnifique chien de Terre- Neuve, car il avait déjà la passion de ces animaux, sur un vaisseau voilier en partance de Pillau pour Londres. Cette traversée, qui dura plus de quatre semaines et qui fut féconde en accidents, ne lui sortit jamais de la mémoire ; à la hauteur des côtes de Norwège, et par trois fois, le vaisseau fut assailli par d'épouvantables tempêtes qui forcèrent le capitaine à se réfugier dans le port le plus voisin. Ce passage à travers les brisants des côtes norwégiennes pro- duisit sur son imagination une impression merveilleuse, et ce fut au milieu des éléments déchaînés qu'il entendit les matelots chanter avec effroi cette légende du Hollandais volant, qui lui entra si profondément dans l'esprit. Wagner passa huit jours à Londres, ne s'occupant que de courir la ville et vivement intéressé par sa visite au Parlement, mais ne mettant pas le pied dans les théâtres ; puis il traversa la Manche. Une fois débarqué à Boulogne, il apprit que Meyerbeer y faisait une maison de bains de mer, et il demeura tout un mois dans les environs, pour lier connaissance avec le célèbre compositeur et s'en faire un appui. Meyerbeer, d'ailleurs, accueillit son compatriote avec une grande bienveillance ; il examina les deux actes terminés de Rienii , s'en déclara satisfait et demanda au jeune voyageur s'il avait de quoi vivre à l'aise un bon bout de temps, pour aller ainsi tenter la fortune à Paris. Sur sa réponse négative, il hocha fortement la tète ; il n'en promit pas moins à Wagner de le soutenir autant qu'U serait en son pouvoir, mais il l'avertit charitablement que des démarches par lettres ne pour- raient guère aboutir dans un cas pareil une insistance personnelle et de tous les jours devrait seule avoir quelque effet : cela dit, il lui remit des lettres de recommandation pour Anténor Jolly, directeur de la Renaissance, Ton jouait à la fois des drames et des opéras- comiques, pour Léon Pillel, directeur de l'Opéra, l'éditeur Schlesinger et Habeneck. Par le fait, tout ce que Wagner put obtenir à Paris, il le dut à ces gens-là, et par ricochet à Meyerbeer. « Savez-vous ce qui

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me rend déliant à l'égard de ce jeune homme, disait Henri Heine, c"cst que Meyerbeer le recommande. » Va ce trait, aussi piquant pour le protégé que pour le protecteur, est tout ce qu'il a jamais laissé percer de son sentiment sur Richard Wagner.

Wagner arriva à Paris au mois de septembre 1S39 et s'en alla prendre un appartement garni dans la rue de la Tonnellerie, auprès des Halles, dans un quartier peu hanté des artistes, mais il devait pouvoir vivre à très bon marché. 11 commence aussitôt sa tournée de visites à travers Paris ; il voit d'abord toutes les portes s'ouvrir devant lui, grâce au patronage de Meyerbeer, et chaque soir il rentre en son logis ravi de l'accueil qu'on lui fait de droite et de gauche, déjà sûr d'un succès immédiat. Alors tout l'enchante, l'admirable mise en scène de l'Opéra accroît son désir d'y voir bientôt représenter Rieu^i ; d'ail- leurs, il ne doute pas un instant de réussir et ne croit pas que cela puisse tarder : aussi se hàte-t-il de terminer entièrement cet ouvrage, au prix de privations quotidiennes. 11 voyait tout en rose également du côté de la Renaissance, le directeur, par égard pour Meyerbeer, avait accepté de représenter sa malheureuse Novice de Païenne, si vite expédiée en un soir à Magdebourg. Dumersan le vaudevilliste avait été chargé d'en traduire le poème ; il s'était acquitté de sa tâche avec tant de bonheur que ces nouveaux vers paraissaient à Wagner s'adapter mieux à sa musique que ceux qu'il avait faits lui-même ; enfin le jeune musicien se croyait tellement sur du succès avec un opéra bien conçu dans le goût français sur un sujet tant soit peu léger, qu'il n'hésita pas à quitter le vieux quartier des Halles, pour s'installer rue du Helder, au 25, dans le cœur du Paris élégant et artiste. De son côté, l'éditeur Schlesinger n'avait pas moins bien travaillé pour le protégé de Meyerbeer : il obtenait d'Habeneck que la Société des Concerts du Conservatoire essaierait une ouverture que son jeune ami, désirant mettre tout le drame en musique, avait entrepris de composer pour le Faust, de Goethe, et Wagner, tout heureux de la bonne nou- velle, en travaillait avec plus de joie et d'ardeur.

Wagner n'habitait pas depuis six mois Paris, car tout cela se pas- sait dans les premiers mois de 1840, qu'il était assuré déjà d'avoir un opéra joué à la Renaissance et une ouverture exécutée au Conser- vatoire, en attendant Rien{i. Tout à coup, changement de décor. 11 avait terminé son ouverture dès le mois de février, on l'essayait à la fin de mars, et l'éditeur Schlesinger se hâtait d'insérer dans la Gaiette musicale la petite note suivante : « Une ouverture d'un jeune compo- siteur allemand d'un talent très remarquable, M. Wagner, vient d'être répétée par l'orchestre du Conservatoire et a obtenu des applaudisse-

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ments unanimes. Nous espérons entendre incessamment cet ouvrage et nous en rendrons compte. » La vérité était que les sociétaires exécutants avaient déclaré cette ouverture « une longue énigme « et qu'ils avaient décidé de ne pas la jouer. Restait la Novice de Païenne, dont la repré- sentation était attendue d'un jour à l'autre. Un beau matin, vers le milieu d'avril, Anténor Jolly réunissait tous ses artistes et employés, pour leur annoncer qu'à bout de ressources et malgré le succès récent de la Chaste Suzanne, il se trouvait dans la nécessité de fermer le théâtre ; et de deux. On ne peut dire exactement ce que valait alors l'ouverture de Faust, puisque "Wagner l'a complètement remaniée après avoir terminé l'Or du Rhin; mais il est bien difficile de croire qu'elle fût inférieure à celles de Rienii ou du Vaisseau fantôme, qui sont contemporaines, et quand on voit que la Société exécutait à la même époque une ouverture de Jeanne d'Arc , par Moschelès , il semble qu'elle aurait pu se montrer plus accueillante envers Richard Wagner : celui-ci, tout déconfit, mit de côté son ouverture qu'il fit exécuter telle quelle à Dresde en 1844, et ne pensa plus jamais à com- pléter son Faust musical. Il est donc strictement vrai que si nous n'avons qu'une ouverture au lieu de toute une partition de Faust, nous sommes redevables de cette perte aux musiciens chevronnés du Conser- vatoire en 1840 '.

Une autre tentative avait encore échoué. On s'occupait fort à Paris de la Pologne et une grande représentation pour les Polonais sans tra- vail avait été organisée au théâtre de la Renaissance par les soins de la princesse Czartoryska, qui avait recruté chanteurs et choristes dans le grand monde, et chez laquelle on avait répété tout l'hiver. La fête était fixée au vendredi 3 mars et l'on y devait représenter un Duc de Guise qui n'était autre que le Henri III et sa cour, de Dumas, arrangé en opéra par un noble amateur et mis en musique par le jeune de FIo- tow : la principale interprète était une toute jeune fille, appelée Anna de Lagrange, et qui devait rendre ce nom célèbre. Wagner, se rap- pelant qu'il avait composé une ouverture de Polonia, qui pouvait être de circonstance et qu'il avait vainement proposée aux concerts Valcntino, la

I. Wagner remania cette ouverture à Zurich en iS55, puis il eu dirigea la première exe'cution à Munich en 18G5. Il y a mis comme épigraphe les vers suivants du drame de Gœthe : « Le Dieu qui habite mon àme peut la bouleverser jusque dans ses profondeurs; mais celui qui trône hors de moi ne peut rien faire jaillir de mon sein. Aussi l'existence m'est-elle un fardeau, la mort me fait envie et la vie m'est odieuse, u Sous sa forme détiniiive, cette ouverture, tout empreinte de douleur et de passion, est une création du premier ordre, une œuvre à part dans l'œuvre entier de Wagner. Elle n'est pas traitée, en cfTet, en long crescendo, comme les magnifiques ouvertures du Vaisseau fantôme, de Tannhaniser et des Maîtres CJianteiirs ; elle est d'une conception non pas plus admirable, mais plus libre, qui lui permet de suivre de près toutes les phases du drame et de les traduire avec une vérité saisissante. Un chef-d'œuvre, en un mot, seulement comparable à l'ouverlure île Faust que Schumann écri\it en i853.

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porta bravement au chef crorchcstrc du tliéàtrc, nommé Duvinagc : celui-ci promit de s'en occuper; mais on n'avait que l'aire d'un pauvre diable au milieu de tout ce beau monde, et son ouverture ne fut même pas mise en question'. Wagner voyait donc s'évanouir à la fois ses diverses chances de succès. De plus, il avait épuisé toutes ses ressources pen- dant qu'il travaillait pour devenir célèbre et avait acheter à crédit les meubles nécessaires pour remplir son nouveau logis; mais avant de payer ses meubles il lui fallait d'abord gagner de quoi vivre avec sa femme : il n'y avait plus à s'occuper du chien, qui avait été volé avant leur emménagement rue du Heldcr.

L'éditeur Schlesinger fut encore sa providence; il lui commanda plusieurs articles pour son journal, la Revue et Galette musicale, dont le premier : Sur la musique allemande, parut au mois de juillet 1840; puis, comme il s'était rendu acquéreur de la partition de la Favorite, représentée au mois de décembre de cette même année, il chargea Richard Wagner d'en faire la réduction pour piano, besogne ingrate, à coup sûr, sinon compliquée, mais que Wagner était trop heureux de trouver puisqu'elle allait lui donner de quoi manger. Du reste, il s'en allait frapper à toutes les portes : après des démarches réitérées auprès du directeur des Variétés et peut-être avec l'appui de Dumersan , le traducteur de la Novice de Palerme, il était chargé de mettre en musique un vaudeville que ce même Dumersan venait d'écrire avec Dupeuty : la Descente de la Courtille; mais, dès les premières répétitions, les acteurs déclaraient sa musique inexécutable et l'on y devait renoncer. Cette folie de carnaval fut jouée le 20 janvier 1841, et ne contenait même pas la chanson: Allons à la Courtille, un instant populaire et que tout le monde, à la file, attribue à Wagner : double erreur, à ce qu'il parait.

I. Wagner quitta Paris sans réclamer cette ouverture ; quelle fut sa surprise en apprenant, quarante ans plus tard, qu'elle e'tait entre les niains de M. Pasdcloup! Un de ses amis de Paris entreprit de rétablir la suite des faits, et il y parvint après ujic minutieuse enquête menée avec la prudence et la sagacité d'un juge d'instruction. Voici par quelle série d'aventures a passer Polonia. Duvinage avait gardé près de vingt ans cette ouverture non réclamée, lorsqu'un beau jour M. Henri LitolfF, qui donnait des leçons de piano à sa fille (aujourd'hui M™" Théodore Dubois), le pria de la lui confier : Duvinage y consentit. Litolft, sans doute à bonne intention, la remit, par la suite, àM.Arban, qui désirait la jouer à ses concerts du Casino, et celui-ci, pour l'essayer, avait chargé le copiste du Théâtre Italien d'en détacher les parties. Puis Arban l'avait complètement oubliée, le copiste aussi, si bien qu'elle traînait dans les amas de vieux papiers de Ventadour et que l'éditeur Choudens, ayant acheté toute cette musique en bloc après la déconfiture de la direction Escudier (avril 1870), fut tout étonné de découvrir un manuscrit de Wagner dans ce fouillis de musique non classée. Il parla de cette ouverture à M. Pasdcloup qui se la fit prêter, ne la joua jamais et l'avait à son tour mise au rebut, quand elle lui fut réclamée au nom de Wagner, d'abord par la personne qui avait fait toutes ces recherches, puis par M. Nuitter. C'est ainsi qu'en 1881 Wagner rentra en possession d'une œuvre de jeunesse, égarée depuis 1840, et qu'il la fit exécuter cette année à Palerme pour célébrer l'anniversaire de sa fciinuc : il remercia ses amis de Paris de la peine prise avec une véritable effusion.

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Wagner essayait aussi de percer en composant des romances sur des paroles françaises ; il aspirait à la vogue de M'"" Loïsa Puget, à la réputation de Schubert, et mettait d'abord en musique une traduc- tion faite exprès pour lui des Deux Grenadiers, de Henri Heine, com- position un peu pénible, très inférieure à celle que Schumann avait écrite un an plus tôt sur la même poésie, et dont les artistes ne vou- lurent pas. Ensuite, il écrivit l'Attente, de Victor Hugo, Mignonne, de Ronsard, Dors, mon enfant, toutes œuvres simples et charmantes dans leur petit cadre et qu'on goûte aujourd'hui, mais qu'il ne put môme pas produire alors, faute de chanteurs pour les chanter, d'édi- teurs pour les publier : elle étaient, à la lettre, trop bonnes pour le marché. 11 toucha bien quelques francs pour Mignonne, quand elle fut imprimée dans la Galette musicale, et cette mélodie, ensuite, reparut avec les deux autres dans le supplément de VEuropa, de Lewald ; il faut voir à ce propos en quels termes pressants Wagner, dans une lettre d'avril 1841, soumet ces trois romances à l'éditeur du journal et le supplie de les lui payer le plus vite et le plus cher possible, puisque les prix variaient pour de telles productions, entre 5 et g florins (12 fr. 5o et 22 fr. 5o). Et comme il s'y prend bien pour l'apitoyer: « Un farceur qui se donne pour meilleur qu'il n'est! voilà comme on me traite ici. » Ici, c'est-à-dire à Paris. Cependant ses articles, qui dénotaient une personnalité originale et énergique, avaient un réel succès dans un cercle restreint, et la nouvelle intitulée : Une Visite à Beethoven, publiée à la fin de 1840, avait assez frappé les lecteurs par un mélange de poésie et de raillerie, d'enthousiasme et d'amertume, pour que Berlioz, bon juge à cet égard, ne crût pas trop faire en la signalant dans le Journal des Débats. Il rendait compte, en bon colla- borateur, d'un concert organisé par la Revue et Galette musicale, ce journal infatigable, qui donnait tant de choses à ses abonnés : beaux concerts, bons articles de critique, jolis portraits d'artistes, nouvelles charmantes, etc., et il ajoutait de lui-même : « On lira longtemps celle de M. Wagner intitulée Une Visite à Beethoven. « Berlioz ne croyait sûrement pas dire aussi vrai'.

l'out en travaillant pour Schlesinger, il poursuivait sans désemparer l'achèvement de Rienii, non plus en vue de l'Opéra de Paris il se défend après coup d'y avoir jamais pensé mais pour l'Opéra de Dresde, chantaient des artistes de premier ordre, la Schrœder- Devrient, Tichatschek, etc., et il arrivait au bout de sa tâche en

I. Les articles de Wagner pour la Ga:;ette musicale étaient traduits par Duesherg, chargé de rédiger toutes les nouvelles d'Allemagne pour ce journal. Quant à savoir ce que ses articles ou ses arrangements lui furent payés, ce serait bien impossible, car Wagner, toujours à court d'argent, a peut-être reçu quatre ou cinq fois le prix stipulé pour ses travaux.

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novembre 1840. Alors, encouragé par ses succès d'écrivain et surtout presse par la misère qui atteignait au degré le plus aigu, il écrivit tant et plus d'articles pour vivic, et c'est juste à ce moment-là, au commence- ment de 1841, qu'il publiait cette nouvelle si amère et si douloureuse : Un Musicien étranger à Paris, où, se mettant lui-même en scène, avec son bien-aimc chien de Terre-Neuve, il décrit d'une plume viru- lente tous les espoirs qu'il avait follement caressés, toutes les douleurs qu'il avait éprouvées, y compris la perte de son chien, avant d'arriver au découragement final, en attendant la mort libératrice de son héros. « C'était un homme excellent, dit-il en parlant de ce héros, qui n'est autre que lui-même, un digne musicien dans une petite ville d'Al- lemagne, mort à Paris, oij il a bien souflfert. Doué d'une grande ten- dresse de cœur, il ne manquait pas de se prendre à pleurer toutes les fois qu'il voyait maltraiter les malheureux chevaux dans les rues de Paris. Naturellement doux, il supportait sans colère de se trouver dépossédé par les gamins de sa part des trottoirs si étroits de la capi- tale. Malheureusement, il joignait à tout cela une conscience d'artiste d'une scrupuleuse délicatesse; il était ambitieux sans aucun talent pour l'intrigue; de plus, dans sa jeunesse, il lui avait été donné de voir une fois Beethoven, et cet excès de bonheur lui avait tourné la tète de telle sorte qu'il ne put jamais se retrouver dans son assiette pendant son séjour à Paris. » Ce personnage imaginaire est tellement calqué sur lui-même, avec son amour pour les bêtes, que, dans le dialogue qui va suivre et qu'on dirait inspiré du Neveu de Rameau tant par la forme que par le lieu de la scène, le café de la Rotonde, on retrouve exactement tout ce qu'il vient de faire à Paris en pure perte : longues attentes dans les antichambres des directeurs, mélodies écrites dans le style de Schubert sans que personne en voulût essayer, refus d'une ouverture composée par un disciple de Beethoven par ceux-là mêmes qui sem- blaient le mieux goûter ce grand maître, etc. A quoi, l'ami sceptique et désillusionné, dans la bouche duquel il a mettre quelques-uns des conseils que Meyerbeer lui avait donnés, répond vivement : x Per- mets que je t'arrête ici. Beethoven est déifié, tu as parfaitement raison; mais fais bien attention que sa réputation et son nom sont maintenant choses reçues et consacrées. Mis en tête d'un morceau digne de ce grand maître, ce nom sera bien un talisman assez puissant pour en révéler les beautés à l'instant et comme par magie, mais à ce nom substitues-en un autre, et tu ne parviendras jamais à rendre les direc- teurs de concerts attentils aux passages les plus brillants de ce même morceau. » Wagner, comme on le voit, mordait à belles dents.

Cependant Maurice Schlesinger, qui ne pensait (}u'à consoler le

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pauvre musicien de sa déconvenue au Conservatoire, eut l'idée de faire exécuter une composition de lui dans un de ces concerts que la Ga- icttc musicale olTrait à ses abonnés, et ce beau projet fut mis à exécution le jeudi 4 février 1841 : sou choix s'était fixé sur FouverLure de Columbus (Christophe ColombJ, qu'on avait modestement mise en tète du pro- gramme. Il en fut naturellement rendu compte dans le journal même de Schlesinger. « Ce morceau, qui a plutôt le caractère et la forme d'une introduction, disait le critique Henri Blanchard, mérite-t-il bien la désignation d'ouverture que l'auteur a si bien définie dernièrement dans ses articles de la Gaiette musicale ? A-t-il voulu peindre l'infini de la pleine mer, de l'horizon qui semblait sans but aux compagnons du célèbre navigateur, par le trémolo aigu des violons ? Les entrées d'instruments de cuivre reviennent trop uniformément et avec trop d'obstination ; d'ailleurs, leurs discordances qui choquaient les oreilles exercées et délicates n'ont pas permis d'apprécier à sa juste valeur le travail de M. 'W^agner, qui, malgré ce contre-temps, nous a paru l'œuvre d'un artiste ayant des idées larges, assises, et connaissant bien les ressources de l'instrumentation moderne. » Il est assez curieux d'ap- prendre ainsi que dans cette œuvre, écrite à vingt-deux ans, Wagner usait déjà des trémolos de violons à l'aigu et des fulgurantes attaques de cuivres dont il s'est si souvent et si merveilleusement servi. Cette exécution bien modeste eut quelque écho en Allemagne, grâce à Schu- mann qui mentionna le concert dans son journal, en insistant sur ce point que, parmi les numéros du programme, il y avait une ouverture de Richard Wagner, « un jeune Saxon, écrit-il, qui restait silencieux depuis longtemps et qui, par bonheur, se remet à composer ». Encou- ragé par ce petit succès, Wagner se hâta d'envoyer son ouverture à Londres, espérant que Jullien la pourrait exécuter dans ses concerts- promenades; mais l'excentrique chef d'orchestre n'en voulut pas, et quand le facteur des messageries Lafitte et Caillard rapporta le rou- leau au compositeur, celui-ci était dans une telle misère qu'il ne put pas payer le |iûrt de Londres à Paris, et que le facteur remporta tranquillement son paquet : l'ouverture était perdue à jamais '.

Wagner, dans sa détresse, allait jusiiu'à se présenter comme choriste dans un petit théàtic du boulevard : « Je m'en tirai, dit-il, encore plus mal que Berlioz lorsqu'il se trouva dans une situation semblable :

I. Ce Jiiiail miscjiablu a utij racunle par Wagner liii-inciuc, vers irSSo, à un lIc mus amis, qui voulut alors s'informer de ce que ce rouleau mis au débarras avait bien pu devenir depuis quarante ans. I-es messageries n'existaient plus; après avoir cherché dans tout Paris, il découvrit que le vieux M. Caillard, très âge, mais ayant toute sa tète, logeait à sa porte : il se promit de l'aller voir, attendit quelques jours par négligence et comme il descendait un matin, il vit qu'on tendait de noir la maison voisine. 11 s'inlurmc... le vieillard était mort.

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le chef d'orchestre qui devait m'cxamincr découvrit tout de suite que je ne savais pas chanter le moins du monde et déclara qu'il n'y avait rien à tirer de moi. « Heureusement pour lui qu'il y avait alors à Paris une assez nombreuse colonie d'Allemands, artistes, savants, lettrés, pour la plupart assez pauvres, mais pleins de cœur et d'élan, et qui contribuèrent sûrement à soutenir, à faire vivre à peu près Wagner et sa femme pendant ce terrible hiver. Mais, en dehors de ce cercle, il se sentait tout isole dans Paris et c'était encore parmi les musiciens qu'il comptait le moins d'amis, chacun s'agitant, se démenant pour son propre compte et n'ayant pas le temps de lier commerce avec autrui. D'ailleurs, il n'était porté vers aucun d'entre eux. De Meyerbeer, alors souverain maître à l'Opéra avec Robert le Diable et les Huguenots, il eut tout d'abord, sans la manifester, l'opinion qu'il exprima plus tard quand il crut que les sentiments de reconnaissance ne devaient pas rempêcher de distinguer entre l'homme et l'artiste. Pour Halévy, il jugea que son bel enthousiasme avait duré juste le temps d'obtenir un grand succès qui le tirât de pair; après quoi il n'avait plus pensé qu'à écrire des opéras pour faire fortune, en imitant la négligence et le laisser-aller d'Auber, sans avoir conscience, hélas ! qu'il n'avait pas su, comme son modèle, acquérir un semblant de style, appréciable dans ses productions les plus lâchées. En ce qui regardait Auber lui-même, il ne le jugea pas plus favorablement, quoiqu'au temps de la Muette il l'eut défendu par opposition à Rossini et à -l'école italienne. 11 n'eut aucun rapport avec lui ; cependant il essaya de le louer un jour dans la Galette musicale au détriment de Donizetti, Rossini, etc., mais le direc- teur Edouard Monnais refusa son article et ne voulut pas entendre parler de patriotisme frani^-ais dans une question purement musicale, ou plutôt commerciale, car Schlesinger, éditant à la fois la Muette, Guil- laume Tell et la Favorite, entendait que son journal vantât également les trois compositeurs. Le seui pour lequel Wagner éprouva quelque attrait, en dépit de son naturel hérissé, ce fut Berlioz. « 11 y a entre lui, dit-il, et ses confrères de Paris, cette différence essentielle qu'il ne compose pas sa musique pour de l'argent. Mais il ne peut écrire pour l'art pur, le sens du beau lui manque. Il reste complètement isolé dans sa tendance : il n'a personne à ses côtés qu'une troupe d'adora- teurs qui, platement et sans le moindre jugement, saluent en lui le créateur d'un nouveau système de musique, et lui ont complètement tourné la tète : eux exceptés, tout le monde l'évite comme un fou. » C'était le seul qu'il appréciât.: peut-être est-il opportun de le répéter. C est à Paris qu il rencontra pour la première fois Franz Liszt, et les premiers rapports entre ces deux artistes, qui devinrent si grands

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amis par la suite, furent des plus réservés et manquèrent tout à fait de liant. Wagner marquait un franc dédain pour la réputation bruyante du grand pianiste ; il détestait la virtuosité pure et jugeait que Liszt se laissait entraîner par le public jusqu'à donner des preuves du plus mauvais goût, jusqu'à exécuter, par exemple, une fantaisie sur Robert le Diable, dans un concert organisé pour élever un monument à Beethoven ; il déplorait la différence qu'il y a entre la situation du compositeur dramatique, qui ne peut se révéler qu'à un auditoire en partie composé d'amateurs, et celle du virtuose qui triomphe aisément devant n'importe quelle assistance; il se comparait alors au célèbre pianiste et en arrivait à considérer son propre isolement en face du public, non plus comme un mal, mais comme un bien, comme une garantie contre la dangereuse amitié de ces profanes. Et quand il avait bien ruminé ces idées dans sa tète, il remontait dans sa chambre et là, tout seul, les jetait sur le papier; il intitulait cet article hardiment : Du métier de virtuose et de l'iiidépeudauce du compositeur, et le portait à la Gaiette musicale il parut en 1840. Dégoûté par le monde musical de Paris, il renonçait, dans ces moments de désespoir, à ce qui était autrefois son désir farouche : conquérir Paris, et tombait dans un douloureux abattement, comme excédé par les exercices de Liszt et de Chopin, les chants de Duprez et de M'"" Dorus-Gras, les trilles sempiternels de Rubini. Duprez et Rubini l'avaient entièrement dégoûté de la mauvaise musique qu'ils chantaient d'ordinaire et qu'un auditoire dit d'élite, recruté dans l'aristocratie et la finance^ applau- dissait de confiance. Il ne trouvait aucun intérêt aux luxueuses repré- sentations de l'Opéra qu'il fréquenta peu, d'ailleurs, faute d'argent, et ne voyait qu'un prétexte à mise en scène et à décorations : « Qui n'a vu, disait-il, la Juive d'Halévy que dans telle ou telle ville d'Alle- magne, ne parviendra jamais à se figurer comment et pourquoi cet ouvrage a pu charmer les Parisiens, w L'Opéra-Comique, à tout prendre, aurait pu le contenter mieux que l'Académie de musique et les Italiens, au moins par le talent des chanteurs ; mais ce qu'on écrivait alors ]wur ce théâtre lui parut absolument détestable : « s'est enfuie, hélas ! la grâce de Méhul, de Nicolo, de Boïeldieu et du jeune Auber, devant les ignobles rythmes de quadrille qui font rage aujourd'hui ? »

Malgré quelques satisfactions passagères, comme le succès d'un article ou l'exécution d'une ouverture, qui n'apportaient pas grand soulagement à sa pauvreté, "Wagner, trompé dans ses espérances, souffrait cruellement à tous égards, par les soucis et les privations de la vie matérielle et par les cruelles déceptions d'un légitime amour-propre.

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Un rayon de soleil éclaira suliitemcnt son existence et l'artiste abattu se reprit à vivre, à vouloir triompher du sort coûte que coûte. Avec la lettre de recommandation de Meyerbecr à Habeneck, il avait trouver bon accueil au Conservatoire, et les concerts de la Société vouée au culte de Beethoven lui procuraient un doux réconfort. Il pouvait au moins assister aux répétitions et chaque fois il se délectait d'une symphonie de Beethoven rendue en perfection : c'est seulement là, dit-il, qu'il ressentit une satisfaction sans mélano-e. Et voilà qu'un jour il entend, ô merveille ! une incomparable exécution de la .Sy??;^?/?o;?/e ai'ec chœurs, une exécution telle qu'il n'en avait jamais soupçonné de pareille aux concerts du Gewandhaus, à Leipzig. Kmu , ravi, haletant d'enthousiasme, il se sent transporté de dix ans en arrière, en écoutant l'œuvre préférée de son adolescence, et croit la com- prendre enfin pour la première fois, tant il en pénètre les beautés^ infinies ; il sent alors la lumière se faire en son esprit, il rejette au loin ridée de se traîner dans les sentiers battus de Ricu^i, il se réjouit d'avoir été repoussé de l'Académie de musique il se serait à jamais perdu dans un genre inférieur et conventionnel, il entrevoit l'idéal de sa vie à la lueur du chef-d'œuvre de Beethoven '. « Ce fut, dit-il, pour finir, comme une écaille qui me tomba des yeux, comme si un rideau venait de se lever. »

Il ne sait quoi célébrer davantage, de l'admirable application des exé- cutants ou de l'énergie déployée par Habeneck qui, après avoir fait tra- vailler tout un hiver cette symphonie sans que son orchestre y vît plus clair, s'était acharné à la remettre à l'étude pendant deux ou trois hivers et n'avait lâché prise qu'après en avoir fait pénétrer le sens à tous ses musiciens : « D'ailleurs, ajoute-t-il, Habeneck était un chef de la vieille roche ; il était vraiment le maître et tout lui obéissait. >> Par surcroît de bonheur, le Freischùti dans sa forme originale fut repré- senté pour la première fois à Paris, le 7 juin 1841, un Freischuti subissant, il est vrai, les lois du Grand-Opéra français, augmenté de récitatifs et de ballets, mais sans qu'on en eût retranché une seule note, et mis en scène avec un respect religieux par Berlioz, le Frcischiiti enfin auquel il avait les premiers ravissements de sa jeunesse. Ah ! pour le coup, il n'hésite plus, et cette double apparition de la patrie allemande incarnée en Beethoven, en Weber, rend comme par miracle à l'exilé toute son énergie : « O ma splendide patrie, combien je dois

I. Les concerts du Conservatoire entraient dans leur treizième année en 1840. Il y avait alors huit concerts par saison, de quinzaine en quinziiine, à partir de janvier. C'est au concert du 8 mars 1840 que Wagner dut entendre la 5_)-m^/ioHie avec chœurs et il put la re'entendre encore le 2 mars 1841 et le 9 janvier 1842, car on l'exécuta une t'ois par an durant les trois hivers qu'il passa à Paris : ensuite, on ne la joua plus qu'en 1849.

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t'aimer, combien je dois rêver de toi, ne fût-ce que parce que le Freischïtty est sur ton sol ! Combien je dois aimer le peuple alle- mand qui aime le Freischiïti, qui encore aujourd'hui, croit aux merveilles de la plus naïve des légendes, qui sent encore aujourd'hui, à l'âge d'homme, les terreurs mystérieuses et douces qui agitèrent son cœur dans sa jeunesse 1 O toi, aimable rêverie allemande ! rêveries des bois, rêveries du soir, des étoiles, de la lune, du clocher du village qui sonne le couvre-feu ! Combien est heureux qui peut vous com- prendre et croire, sentir, rêver, divaguer avec vous ' ! »

Et tout aussitôt il se mit à l'œuvre, il voulut faire jaillir les idées qu'il sentait confusément bouillonner dans sa tête et qu'il avait déjà jetées sur le papier en les prêtant audacieusement à l'auteur de Fidelio, dans sa visite imaginaire à Beethoven. « ...Les sons des instruments, sans qu'il soit possible pourtant de préciser leur vraie signification, préexistaient dans le monde primitif comme organes de la nature créée, et même avant qu'il y eût des hommes sur terre pour recueillir ces vagues harmonies. Mais il en est tout autrement du génie de la voix humaine : celle-ci est l'interprète direct du cœur humain, et traduit nos sensations abstraites et individuelles. Son domaine est donc essen- tiellement limité, mais ses manifestations sont toujours claires et précises. Eh bien ! réunissez ces deux éléments ; traduisez les sentiments vagues et abrupts de la nature sauvage par le langage des instruments, en opposition avec les idées positives de l'âme représentées par la voix humaine; et celle-ci exercera une influence lumineuse sur le conflit des premiers, en réglant leur élan, en modérant leur violence. Alors le cœur humain s'ouvrant à ces émotions complexes, agrandi et dilaté par ces pressentiments infinis et délicieux, accueillera avec ivresse, avec conviction, cette espèce de révélation intime d'un monde surna- turel... L'opéra n'est point mon fait (n'oublions pas que c'est Beethoven qui est censé parler); du moins je ne connais pas de théâtre au monde pour lequel je voudrais m'engager à composer un nouvel ouvrage. Si j'écrivais une partition conformément à mes propres instincts, personne ne voudrait l'entendre, car je n'y mettrais ni ariettes, ni duos, ni rien de tout ce bagage convenu qui sert aujourd'hui à fabric^uer un opéra, et ce que je mettrais à la place ne révolterait pas moins les chanteurs que le public. Ils ne connaissent tous que le mensonge et le vide musical déguisés sous de brillants dehors, le néant paré d'oripeaux. Celui qui ferait un drame lyrique vraiment digne de ce nom passerait pour un fou, et le serait en eftet, s'il exposait son œuvre à la critique du public, au lieu de la garder pour lui seul. »

I. liiclidrd Wai^ner d'après lui-même, p. i i .

1<K;HAR1) WAGNER 37

Et ce que Beethoven, censément, n'aurait pas osé tenter, Wai^ncr l'entreprit. Un sentiment de révolte contre la destinée qui Faccablait l'avait fait écrivain ; peu s'en fallut alors qu'il ne se donnât tout à la satire écrite, mais le réveil de sa conscience d'artiste et le sentiment de sa propre valeur le firent rentrer dans sa voie naturelle et se vouer à la musique. Neuf mois durant, il n'avait fait que de vuli^aires arran- gements d'opéras et des articles de journaux qui paraissaient, à Paris dans la Galette musicale, à Dresde dans le Courrier du soir ou dans VEuropa, d'Auguste Lewald, à laquelle il envoya, sous le pseudo- nyme de Freudenfeuer [Feu de joie), une série de lettres intitulées tantôt Amusements parisiens et tantcjt Mésaventures d'un Allemand à ParisK Un instant il avait cru que la chance allait lui revenir avec Mcyerbeer. Celui-ci était rentré à Paris juste comme Wagner arrivait au dernier degré de la misère; il eut pitié du pauvre Allemand et le recommanda avec tant d'insistance à Léon Pillet que ce dernier laissa entrevoir à 'Wagner la possibilité d'écrire une partition pour l'Opéra. Cette fois Richard Wagner ne se tint pas de joie ; il rentra chez lui tout en fièvre et ne prit pas de repos qu'il n'eût terminé au moins le scénario de l'ouvrage pour lequel il entrevoyait déjà une mise en scène merveilleuse et telle qu'on n'en pouvait réaliser qu'à Paris.

Après avoir obtenu la permission de Henri Heine afin d'utiliser l'emprunt qu'il avait fait lui-même à une pièce anglaise du même titre, il écrivit avec bonheur l'ébauche du Hollandais volant, dont il avait fait, dit-il, la connaissance intime en pleine mer, au plus fort de la tempête, et il la fit tenir bien vite à Léon Pillet. Mais Meyerbeer était parti dans l'intervalle, et le directeur, frappé de la couleur poétique et de l'originalité du sujet, proposa simplement à l'auteur de le lui acheter pour le faire mettre en musique par un autre. Et c'était tout à son avantage, ajoutait le bon aptkre : un tel opéra ne pourrait pas arriver à la scène avant quatre ou cinq ans, par suite d'ar- rangements antérieurs ; or, Wagner se lasserait de le colporter ainsi de tous côtés, tandis que, ayant devant lui tout le temps nécessaire, il en composerait un autre et se consolerait aisément de ce léger sacrifice. Anéanti, Wagner tenta vainement de se débattre et répondit qu'il réfléchirait. Pendant qu'il réfléchissait, il apprit que Léon Pillet avait déjà parlé de cette ébauche comme lui appartenant et que,

I. Dans un de ces articles, il raille agréablement Scribe, qu'il représente à son lever, prenant son chocolat en donnant audience à nombre de visiteurs et menant de front la confection de vingt pièces avec autant de collaborateurs, dilférents. Dans un autre, il parle longuement de Berlioz qu'il qualifie de musicien génial. « Celui qui veut entendre de sa musique, dit-il assez plaisamment, est oblige de se déranger tout exprès et d'aller à lui, car il n'en trouverait nulle part, pas même aux endroits l'on rencontre cote à cote Mozart et Miisard. »

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s'il ne cédait pas son scénario de bonne grâce, il en serait dépouillé par adresse. Après tout, l'argent qu'on lui donnerait en échange assurerait son existence au moins pendant quelque temps et lui per- mettrait de composer en toute liberté d'esprit, puisqu'il voulait revenir à la musique ; il accepta donc, tout en gardant la propriété pour l'Alle- magne, et céda son ébauche à L.éon Pillet pour cinq cents francs'.

Alors, foin de la critique et tout à la composition. Le printemps de 1841 était proche : autant pour fuir ses créanciers, qui devenaient intraitables, que pour composer plus librement, loin des soucis et du bruit de la ville, il alla loger à Meudon, près des grands bois qui l'attiraient, dans une maisonnette habitée en partie par le propriétaire, un vieillard de quatre-vingts ans, n'en paraissant pas plus de quarante, légitimiste ardent qui aimait fort à parler de l'ancienne cour et qui avait perdu, à la révolution de Juillet, une pension de mille francs sur la cassette royale : il faisait de la peinture, exécrable il est vrai, mais cela suffisait à rassurer 'Wagner, la peinture n'étant pas d'habitude un métier bruyant. Voilà-t-il pas qu'un beau jour, comme il goûtait délicieusement la tranquillité de la campagne, il entend dans la cave un biuit épouvantable ; il se précipite et trouve le vieillard en train de confectionner une machine il avait savamment combiné les sons de la harpe avec ceu.x du piano : le peintre était un collection- neur-inventeur d'instruments ! Wagner eut toutes les peines du monde à le dissuader de cet abominable accouplement; il finit par y réussir et put se donner en pai.x à la composition du Hollandais volant. Sa première idée avait été de traiter ce sujet pour le concert dune seule haleine, en « ballade dramatique » ; il le reprit, le découpa tant bien que mal en trois actes pour le théâtre, et, une fois tout le poème écrit et versifié, il entreprit la musique. Alors, en face du piano qu'il avait fait venir pour son travail, il fut pris d'une inquiétude mortelle : après tant de mois passés à écrire, à critiquer ou à déranger les œuvres des autres, était-il encore capable de composer lui-même? Il tournait autour de l'instrument avec une véritable angoisse; il l'ouvre enfin, l'essaie et produit d'un seul jet la chanson des fileuses et le -chœur des matelots. Fou de joie, il se lève et lance au ciel un cri de triomphe : il est toujours musicien ! En sept semaines, tout l'opéra fut composé ; mais quand il en fut arrivé là, de nouveau les soucis matériels l'accablèrent, et quoiqu'il portât l'ouverture à peu près achevée dans sa tête, il dut attendre, avant de la pouvoir fixer sur le papier, deux grands mois.

I. Le Hollandais volant, arrangé en opéra français en deux actes par Paul Fouchcr et devenu le Vaisseau fantôme avec musique de Diestch, fut représenté à l'Opéra le 9 novembre 1S42. Wagner avait déjà quitté Paris et n'apprit que de loin l'insuccès de cet opéra qui dut lui faire un certain plaisir : on ne le put jouer que onze fois.

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S'ctaicnt-ils assez complctcmcut réalises les fâcheux; pronostics qu'un an plus tôt il mettait dans la bouche de son ami le donneur de conseils ! « Le public 1 tu as raison. Je suis d'avis qu'avec ton talent tu pourrais espérer de réussir, si tu n'avais affaire qu'au public seul ; mais c'est précisément dans le plus ou moins de facilité d'arriver jusqu'à lui que tu te trompes lourdement, mon pauvre ami. Ce n'est pas la concurrence des talents contre laquelle tu auras à combattre, mais bien celle des réputations établies et des intérêts particuliers. Ls-tu bien assuré d'une protection ouverte et influente, alors tente la lutte ; mais, sans cela, et surtout si tu manques d'argent, tiens-toi soioneu- sement à l'écart, car tu ne pourras que succomber, sans même avoir attiré sur toi l'attention publique. Il ne sera pas question de mettre à l'épreuve ton talent et tes travaux. Oh ! non, ce serait une faveur sans pareille ! On pensera seulement à s'enquérir du nom que tu portes, et, comme ce nom est dénué de toute réputation, comme de plus il ne se trouve inscrit sur aucune liste de propriétaires ou de

rentiers, il vous faudra végéter inaperçus, toi et ton talent Bref,

ou l'on te laissera te morfondre à attendre en vain l'exécution de ta musique, ou bien, si tes compositions sont conçues dans cet esprit audacieux et original que tu admires tant dans Beethoven, on ne manquera pas de les trouver boursouflées, incompréhensibles, et l'on se débarrassera de toi par ce beau jugement. »

Aussitôt qu'il avait eu terminé son Rieii^i, en novembre 1840, Wagner l'avait adressé à l'Opéra de Dresde. Une lettre de Meyerbeer à l'inten- dant royal, baron de Liittichau, en date du 18 mars, avait été décisive, et le 18 juillet 1841, la Ga:{ettc musicale annonçait la réception de l'ouvrage en ajoutant qu'il entrait sur l'heure en répétitions pour être représenté avant la fin de l'année. On assure, ajoutait le journal, que la direction va faire des frais considérables pour monter avec un luxe extraordinaire cet opéra « qui contient des effets scéniques de toute beauté », car les personnes qui ont examiné la partition en disent beaucoup de bien et comptent sur un grand succès. Ces personnes-là, ne serait-ce pas Wagner tout seul? Dès qu'il eut rtni le Hollandais volant, il essaya de le faire accepter à Leipzig et à Munich ; mais de ces deux villes on lui répondit par un refus, en ajoutant même, de Munich, que pareil ouvrage ne pouvait pas convenir à la scène alle- mande, et Wagner, en transcrivant cet arrêt du directeur, M. de Kiistner, ajoute ironiquement : « J'aurais cru cependant qu'il convenait seule- ment à l'Allemagne, car il s'attaquait à des cordes qui ne vibrent que dans un cœur allemand. » Il adressait alors son manuscrit à Meyerbeer, qui occupait à Berlin le poste de maître de chapelle, et celui-ci, toujours

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RICHARIJ WAGNER

empressé pour son jeune ami, manœuvrait si bien qu'il pouvait bientôt envoyer une réponse favorable à Wagner. Le 3 avril 1842, la Galette musicale annonçait cette nouvelle en profitant de Toccasion pour expli- quer que, si la représentation de Bien^i à Dresde avait subi des retards, c'était uniquement à cause de l'importance de la mise en scène : il était très important aux yeux de Wagner de ne laisser naître aucun doute à cet égard.

Dès qu'il avait appris que Rien{i serait représenté à Dresde, il aurait voulu partir et regagner sa chère Allemagne, tout semblait devoir lui sourire ; mais ses dernières ressources avaient été absorbées pen- dant sa retraite à la campagne ; il n'avait plus un sou vaillant. Il rentra misérable à Paris, s'alla modestement loger rue Jacob, 14, dans une maison précédemment habitée par Proudhon; puis il revint demander de la besogne à Schlesinger, et quelle besogne! Il réduisit pour le piano le Giiittarero, la Reine de Chypre, en tira les fantaisies, les qua- drilles qui s'y trouvaient en puissance, et passa tout un dernier hiver à travailler dur pour amasser l'argent nécessaire au voyage. Aussitôt qu'il l'eut gagné, le 7 avril 1842, il partit allègrement pour Dresde et sentit son cœur déborder de joie en touchant du pied la terre alle- mande : il oubliait dans ce doux transport les trois longues années de misère qu'il venait de traîner à Paris et dans lesquelles il avait failli perdre plus que la vie à ses yeux : la force créatrice et le ressort moral.

^'r^TTf

H E R R RICHARD WAGNER

essaie sa t' musique de l'avenir n sur les oreilles sensibles de Jolin lUiIl

[Eiili\ictc. de Londres, H) mai 1S77.)

CHAPlIRi; IV

RIKNZl I:T le hollandais volant, a DRESDE.

assez erand

lENzi fut représenté à Dresde le 20 octobre 1S42. Dès que Wagner avait mis les pieds dans cette ville, il s'était senti dans un milieu favorable, entouré d'amis et de gens prompts à défendre son opéra contre les hésitations qui entravent toujours une œuvre de débutant. L'Opéra de Dresde était un des meilleurs de l'Allemagne, et le théâtre, nouvellement reconstruit par l'architecte Gottfried Semper, était g»...»^ pour contenir seize cents personnes : on n'avait rien négligé pour qu'il se rapprochât le plus possible de l'Opéra de Paris, et même on avait fait venir des artistes français pour décorer la salle et brosser les décors. A la tête se trouvait l'intendant royal, baron de Lùttichau, homme aimable, mais médiocrement doué pour les beaux- arts, et la troupe alors comptait au moins trois artistes hors ligne : le baryton Wœchter, le célèbre ténor Tichatschek, enfin l'illustre Schrœ- der-Devrient, cette artiste de génie et cette femme de cœur que Wagner rêvait depuis si longtemps d'avoir pour interprète. Elle était malheu- reusement déjà avancée dans la carrière, et, tout en courant le monde, à force de chanter indistinctement chefs-d'œuvre et platitudes depuis vingt années, elle avait contracté certains plis défectueux que Wagner et Berlioz sont d'accord pour signaler, comme l'habitude d'intro- duire des interjections parlées dans le chant, d'exagérer son importance en scène, afin de tout écraser de sa personnalité, etc. ; mais elle n'en restait pas moins, malgré ces défauts qui allaient grossissant avec l'âge, une artiste d'une inspiration supérieure et tout animée du démon tragique : elle allait précisément chanter dans Rien{i.

Mais comment cet opéra, signé d'un compositeur allemand, avait-il pu trouver grâce auprès de ses juges, dans une ville l'on n'aimait que ce qui provenait de France ou de l'étranger ? « Lorsque le manus- crit de Rien{i était arrivé à Dresde, il s'en était fallu de peu qu'il ne fut rejeté sans examen. Le -timbre de Paris intrigua l'intendant royal, qui se décida à en prendre connaissance en présence du maître de cha- pelle Reissiger, du chef des chœurs Fischer et du ténor Tichatschek.

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Le nom était inconnu, la partition d'une épaisseur énorme : aussi le directeur et le maître de chapelle opinaient- ils pour un refus. Mais le ténor, que les journaux de Dresde comparaient à Duprez, fut séduit par l'accent héro'ique de la composition. Il entrevit pour lui une création dans le oenre des grands rôles de la Muette et de Guillaume Tell, et, de concert avec Fischer, il finit par faire accepter l'ouvrage '. » Et 'Wagner, à son arrivée à Dresde, y avait été reçu par ces deux partisans avec une sympathie, une cordialité qui lui parurent d'autant plus douces après tant de déboires et d'humiliations. « Je n'oublierai jamais, a-t-il dit, le bien que me fit cet accueil ; c'étaient les premiers encouragements qu'eût jamais rencontrés le jeune artiste si rudement secoué par le destin. »

Cet opéra, que Richard 'Wagner avait si bien réussi à tailler sur le patron de notre Opéra, avec beaux décors, grands ballets, pompeux cortèges, hymnes de guerre et invocations religieuses, était par cela même dans le goût du jour à Dresde, l'on ne désirait, comme dans la plupart des grandes villes d'Europe en ce temps, que des pas- tiches de l'opéra français ornés d'une musique assez banale, mais longuement développée et de sonorité puissante : il eût fallu partout et toujours de l'Halévy. Dès que les répétitions commencèrent, Wagner éprouva une satisfaction toute nouvelle pour lui à voir l'intérêt que les chanteurs prenaient à leurs rôles, le zèle dont ils faisaient preuve et les compliments qu'ils lui décernaient plus chaleureusement de jour en jour. Enfin arriva le jour de la représentation (20 octobre 1842); ce fut un réel triomphe et pour Wagner et pour les principaux inter- prètes : pour le ténor Tichatschek, admirable dans le rôle du tribun ; pour M"'" Schrœder-Devrient, un Adriano très pathétique , et pour M"'' Wûst, une touchante et séduisante Irène. Les rôles de Stefano Colonna et de Paolo Orsini étaient tenus par Dettmer et Waechter ; ceux de Raimondo, Baroncelli et Cecco del Vecchio par Reinhold, Joachim Vestri et Cari Risse. Dès le lendemain matin, Wagner, effrayé de la longueur du spectacle, qui avait duré de six heures à minuit, arrivait au théâtre pour indiquer des coupures; mais cjuand il revint dans l'après-midi vérifier si elles étaient bien portées sur toutes les parties, le copiste s'excusa de n'avoir rien fait par suite des récla- mations indignées des chanteurs : « Je ne laisserai rien arracher de mon rôle, s'écriait Tichatschek; c'est trop ravissant. » Et tous fai- saient chorus avec lui. Durant les dix jours suivants, deux représen- tations furent données devant des salles regorgeant de monde, avec le

I . Richard Wagner, par L. Bernardini, d'après Richard M'agncr's Icbcn titid n'irkcn, du M. Glasenapp (Leipzit;, 18S2).

RICHARD WAGNER 43

prix des places augmenté, et, lorsqu'à la troisième, Reissiger remit un bâton d honneur au jeune musicien, ce fut un enthousiasme fou dans la salle. En un mot, Wagner était le héros du jour, à Dresde, au moins.

A Leipzig, dominait l'influence toute classique de Mendelssohn, son succès était moindre. Le 26 novembre 1842, dans une soirée donnée au Gewandhaus par Sophie Schrœder, la nièce de M""" Devrient, Tichatschek et M'"' Devrient vinrent chanter, l'un la prière de Rienzi, l'autre l'air d'Adriano. Tout aussitôt, Henri Laube entreprit de vanter son ami ; par malheur, comme ces fragments étaient précédés d'un duo du Templier, de Marschner, il les confondit ensemble et déclara bravement que a ces trois morceaux étaient bien secs et pauvres d'idées ». En revanche, il demanda au jeune auteur quelques notes sur lui-même ce fut l'embryon de son autobiographie, et il les publia dans le Journal du monde élégant, avec un portrait de Wagner par Kietz : c'était le sceau mis à sa célébrité. « Eh quoi ! dira-t-il plus tard dans la Communication à mes amis, moi, naguère isolé, abandonné, sans feu ni lieu, je me trouvais tout à coup aimé, admiré, contemplé même avec étonnement ! De plus, par l'effet de ce succès, je trouvais une base solide et durable de bien-être dans ma nomination, aussi inattendue que surprenante, de maître de la chapelle royale de Saxe. N'était-il pas naturel que je m'abandonnasse à de douces illusions, destinées pourtant à être dissipées par un douloureux réveil ? »

Dès le 3o octobre, la Ga:{ette musicale de Paris annonçait que l'opéra de son ancien collaborateur avait remporté un succès d'éclat à Dresde et que jamais l'enthousiasme du public ne s'était manifesté par des bravos aussi bruyants, Tauteur ayant reparaître en scène trois et quatre fois;, puis, dans un numéro suivant, le même journal insérait une longue lettre à laquelle on peut supposer sans trop d'invraisem- blance que Wagner n'était pas étranger. L'enthousiasme du public ne fait qu'augmenter, y disait-on en substance, et Ton ne revient pas de voir un jeune homme, inconnu jusqu'ici, s'élancer si haut d'un seul bond et se placer d'emblée à côté des illustrations musicales ; mais ce qui étonne au plus haut point, c'est de trouver réunies dans le même artiste deux qualités aussi diverses que celles de poète et de musi- cien. Il y aurait un long récit à faire des ennuis et contrariétés subis par l'auteur avant d'arriver à la représentation de sa pièce, et, dès les premières répétitions au piano, ce ne fut qu'un cri contre l'excessive difficulté de sa musique. Pareille chose s'était déjà vue, et l'on se souvient des interminables discussions soulevées par Fidelio, dont plu-

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sieurs morceaux avaient été déclarés inexécutables ; mais Beethoven était alors dans le plein de sa gloire ; il écrasait de son nom et de sa volonté tout ce qui s'opposait à lui, tandis qu'un compositeur jeune et sans réputation se trouvait désarmé en face d'artistes qui se déchaî- naient contre une œuvre et refusaient de l'exécuter. Il ne se découragea pas malgré tout ; il parvint à transformer ce mauvais vouloir en zèle, en enthousiasme extraordinaire, et le succès colossal de l'ouvrage récompense enfin tant d'eiïorts, car, malgré l'augmentation du prix des places, maintenue jusqu'au delà de la septième soirée, on ne voit pas l'afilucnce diminuer. Chanteurs excellents, mise en scène admirable, recettes superbes, tout est à souhait, au dire du correspondant. Et la musique ? 11 n'en dit pas long, c'est vrai, mais c'est soigné : « Pour en signaler les nombreuses beautés, il faudrait donner une analyse approfondie de la partition, tâche difficile que d'autres rempliront mieux que moi. Je me bornerai à dire (et c'est l'opinion unanime des connaisseurs dont je suis l'organe) que cette musique porte partout le cachet de l'originalité, qu'elle abonde en motifs aussi neufs qu'inspirés, qu'on n'y trouve point de réminiscences et surtout point de ces lieux communs qui se rencontrent dans une foule de compositions modernes. L'instrumentation, très riche, déploie tout le luxe de l'orchestre, sans cependant couvrir les voix. Enfin, c'est l'œuvre, non d'un débu- tant, mais d'un maître accompli. « Ce jugement, avec sa réserve modeste en commençant, avec le rappel de Fidelio et de Beethoven pour finir, équivaut à une signature au bas de l'article et ce serait celle de Richard Wagner'.

Rien{i ne diffère en rien des grands ouvrages français alors applaudis, dont il reproduit exactement la coupe en airs, duos, trios, etc.; si c'est comme une imitation, une exagération des opéras de Spontini, dont Wagner s'inspire évidemment pour les récitatifs et la déclamation générale, il faut reconnaître aussi que ce pastiche est marqué , dans certaines parties , d'un cachet particulier et que le style du compositeur commence à poindre par endroits. L'œuvre, en son ensemble, est calquée sur toutes celles de la même époque, et cependant l'auteur y essaie diverses formes auxquelles il aura souvent recours par la suite, comme l'emploi fréquent des violons à l'aigu, comme ces progressions mélodiques retombant sur un pianis-

I. Le portrait ci-contre est vraisemblablement le premier de Richard Wagner, gravé sur bois par Kietz, en 1843, et reproduit plus tard en lithographie à Zurich, lors de son séjour en Suisse. C'est alors que le maître aurait ajouté dessous une pensée manuscrite dont on peut rendre ainsi l'esprit, sinon le texte exact : 0 Le créateur de l'œuvre d'art de l'avenir n'est autre que l'artiste du présent qui pressent la vie de l'avenir et qui désire y participer. Celui-là qui, concevant ce désir, trouve en scii-méme le moyen de le réaliser, vit déjà d'une vie nouvelle : seul, l'artiste a ce pouvoir. »

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RICHARD WAGNER EN 1^43.

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siiuo délicieux, après avoir atteint leur maximum de sonorité; on y surprend déjà cette habileté merveilleuse à manier Torchestre, à en tirer des effets inconnus ; de plus, certains morceaux, comme la belle prière de Rienzi, différents épisodes, comme la scène de l'interdit, de tout point magnifique et par la musique et par la situation, révèlent un futur maître en ce débutant. C'est ce que les auditeurs parisiens auraient pu reconnaître en 18G9, au lieu de plaisanter; c'est ce que sentirent, à ce qu'il paraît, quelques amateurs de Dresde en 1842, puisqu'ils avouèrent « avoir subi un mouvement d'entraînement causé par l'étrangeté des déterminations de la pensée, qui leur avait paru annoncer un génie créateur destiné à diriger l'art dans des voies nou- velles ». Et Fétis, dans sa haine contre l'auteur, rapporte cette appré- ciation pour montrer combien Wagner, par la suite, avait trompé le pronostic de ces connaisseurs : ceux-ci n'ont cependant pas si mal jugé.

« Cet ouvrage l'on trouve le feu, l'éclat que cherche la jeunesse, écrit Wagner dans sa Lettre sur la musique, est celui qui m'a valu en Allemagne mon premier succès, non seulement au théâtre de Dresde, je l'ai fait représenter d'abord, mais sur une grande partie des théâtres il est donné depuis lors avec mes autres opéras. Je l'ai conçu et exécuté sous l'empire de l'émulation excitée en moi par les jeunes impressions dont m'avaient rempli les opéras héroïques de Spontini et le genre brillant du grand opéra de Paris, d'où ni'arri- vaient des œuvres portant les noms d'Auber, de Meyerbeer et d'Halévy. Aussi suis-je loin aujourd'hui d'attribuer à cette composition une importance particulière; car elle ne marque encore d'une façon bien claire aucune phase essentielle dans le développement des vues sur l'art qui me dominèrent par la suite. Il ne s'agit, d'ailleurs, nulle- ment ici de faire parade à vos yeux de mes triomphes de compositeur, mais d'éclaircir une direction encore incertaine de mes facultés. Ce Rienii fut achevé pendant mon premier séjour à Paris ; j'étais en face des splendeurs du Grand-Opéra, et j'étais assez présomptueux pour concevoir le désir, pour me flatter de l'espoir d'y voir représenter mon ouvrage. Si jamais ce désir devait être accompli, vous ne pour- riez à coup sûr vous empêcher de trouver, comme moi, singuliers les jeux du sort qui, entre le désir et sa réalisation, a laissé s'écouler un si long intervalle et accumulé des expériences qui ont si fort éloigné ce désir de mon cœur. »

Aussitôt après le succès de Rieii{i, le théâtre de Dresde avait mis en répétitions le Vaisseau fantôme, et quoique le personnel chantant fût insuffisant au gré de Wagner, en particulier le ténor chargé du

lUCHARb WAGNKR 4-,

rôle d'Erik, la première représentation en fut donnée le 2 janvier 1843. Le baryton Wa;chtcr représentait le Hollandais en grand artiste, et M""" Schrœder-Devrient tenait le rùlc de Senta qui fut une de ses créations les plus puissantes' : elle enleva le succès qui parut d'abord devoir égaler celui de Ricnii, mais qui s'éteignit bientôt par la bonne raison que le public ne retrouvait pas à un degré suffisant la pompe théâtrale et le fracas musical qui l'avaient tellement charmé dans le précédent ouvrage. A Paris, la Ga:{ette musicale, toujours prompte à réloge en ce qui regardait Wagner, proclamait d'abord le succès dans une note il n'était question de rien moins que de « génie » ; à la fin de février, alors que la chute était définitive, elle publiait un bout d'article expliquant bien que le second opéra de Wagner avait remporté un succès au moins égal au premier, plus grand peut-être eu égard aux moyens d'exécution dont l'auteur avait pu disposer : « Dans Rieii{i, la pompe du spectacle, les grands morceaux d'ensemble et les effets dramatiques d'une action plus compliquée pouvaient éblouir le public et militer en faveur de l'auteur. Rien de tout cela dans le Hollandais, où, sauf la scène finale et l'effet du vaisseau fantastique, tout est simple et dépourvu de ce que le public est habitué à ren- contrer dans les opéras de nos jours. C'est tout uniment une ballade mise en action. On pouvait craindre qu'une pièce de ce genre fût peu goûtée ; mais il en a été tout autrement. Elle a fait une vive impression sur l'assemblée nombreuse qui y assistait, et, dès le deuxième acte, qui fut un véritable triomphe pour M™" Schrœder-Devrient, l'en- thousiasme éclata dans toute la salle ; auteur et acteurs furent demandés à grands cris et accueillis par des acclamations qui tenaient du délire. » A beau broder qui écrit de loin.

Pour consoler un peu Wagner de cette chute, on se hâta de reprendre Rieit{i; mais la déception n'en était pas moins cruelle pour un auteur qui voyait tomber le premier, le seul opéra il eût vrai- ment mis quelque chose de lui-même, et réussir celui qu'il tenait à bon droit pour un pastiche. Cependant, cinq mois ne s'étaient pas écoulés que le Hollandais volant était joué à Riga avec succès, en mai 1843, et qu'il paraissait dans le journal de Schumann, la JS^oiirclle Galette de musique, un article l'on saluait le nouvel opéra « comme un signal d'espoir que le génie allemand cesserait bientôt d'être éternelle- ment ballotté sur les flots de la musique étrangère et qu'il trouverait définitivement en terre allemande un port hospitalier ». De plus, le poème avait été soumis à Spohr, qui l'avait jugé un « maître-ouvrage »

I. Daland, Erik et la nuunicc Mary, c'étaient Deitnicr, Reinhold, c]ui avaient joué déjà dans RwHyi, et M"" Wieehter.

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et qui avait désiré connaître la musique ; après Tavoir lue, il fit exé- cuter cet opéra sur le théâtre de Cassel, le 5 juin, et annonça tout aussitôt le succès à Wagner en l'engageant à a persévérer dans la bonne voie )k On reconnaît le vieux champion de l'art allemand pur contre la musique d'outre-monts et d'outre-Rhin. Toujours est-il que Spohr fut le seul musicien marquant de la génération antérieure qui ait reconnu et salué dès l'aurore un musicien de génie en Wagner. « Le Hollandais volant m'intéresse au plus haut point, écrivait-il à son ami Luder au courant des répétitions. Cet ouvrage est plein d'imagina- tion, de noble invention, bien écrit pour les voix, extrêmement difficile et trop chargé d'instrumentation, mais rempli d'effets nouveaux ; à la scène, il paraîtra sûrement intelligible et clair... J'en suis venu à penser que, de tous les compositeurs de théâtre, Wagner est actuelle- ment le plus richement doué. )i Ce double succès à Riga et à Cassel décida enfin les directeurs du théâtre de Berlin à jouer un opéra qu'ils paraissaient avoir reçu seulement par politesse envers Meyerbeer et pour lequel Wagner s'était dérangé, allant de sa personne à Berlin, sans rien obtenir. Finalement, le Vaisseau fantôme y fut représenté au commencement de 1844; mais dès le second soir la salle était vide, et l'on ne poussa pas plus loin'.

Dans le Vaisseau fantôme, Richard Wagner a véritablement fait œuvre de poète-créateur, puisqu'il n'avait d'autres matériaux à utiliser que les cinq ou six pages Henri Heine résume le mélodrame de Fitzball, qu'il avait vu jouer à Londres, plus la légende même que les miitelots lui avaient racontée au milieu des tempêtes qui retar- dèrent sa traversée de PlUau à Londres. Dans sa pensée première, on le sait, cet opéra ne devait avoir qu'un acte; or, l'on peut voir par là^ dit-il, que l'éclat de l'idéal parisien avait déjà singulièrement pâli à ses yeux et que, pour déterminer la forme de ses pensées, il com- mençait à puiser ailleurs que dans cette mer de publicité officielle qui s'étendait devant lui. « Quelle valeur poétique peut être attribuée à ce poème, je l'ignore, ajoute-t-il; ce que je sais bien, c'est que, dès lors, je sentis, en le composant, une toute autre liberté qu'en traçant le libretto de Rien^i; car, dans celui-ci, je ne songeais encore qu'à un

I. Voici ce que disait la Ga^eltc musicale de Paris dans son nume'ro du 4 février i''^44: « On a représente' à Berlin l'opéra nouveau de Wagner : le Hollandais volant. Cet ouvrage a obtenu du succès ; la première représentation a été dirigée par Meyerbeer; les deuxième et troisième par l'auteur. » Remarquez ceci, d'après cette note émanant de qui l'on sait bien, la troisième représentation a déjà eu lieu; mais dès le numéro suivant (11 février), le journal, s'apcrccvant qu'il a trop vite accueilli cette nouvelle, la rectifie incidemment dans un entrefilet extrêmement louangeur : » La fortune de notre ancien collaborateur Richard Wagner grandit tous les jours en Allemagne. On monte à Ham- bourg son opéra de Rioi^i, pour une représentation que donnera pendant son congé le célèbre chanteur de Dresde, Tichatschek. La troisicinc représentation du Hollandais errant est attendue à Berlin, et le jeune compositeur vient de terminer un nouvel ouvrage intitulé : le Tannhœiiser. «

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texte d'opcra qui me permit de réunir toutes les formes admises et même obligées de grand opéra proprement dit : introductions, hnales, chœurs, airs, duos, trios, etc., et d"y déployer toute la richesse pos- sible Dans le Vaisseau fantôme, la seule chose c][ue je me fusse

principalement proposée était de ne pas sortir des traits les plus simples de l'action, de bannir tout détail superflu et toute intrigue empruntée à la vie vulgaire, et, en revanche, de développer davantage les traits propres à mettre dans son vrai jour le coloris caractéristic^ue du sujet légendaire, ce coloris me semblant tout à fait approprié aux motifs intimes de l'action et, par conséquent, s'identifier avec l'action même. »

C'est à partir de cet o|)éra que 'Wagner, d'instinct, changea de sujets et qu'abandonnant, non sans esprit de retour, le terrain de l'histoire, il fit une première excursion sur celui de la légende. 11 se plut à dire, après coup, que cette résolution était dès lors définitive; mais il oubliait lui-même, en parlant ainsi, qu'il eut de grandes hési- tations jusqu'à la fin entre un sujet d'ordre légendaire ou un autre de caractère historique, chaque fois qu'il dut entreprendre un nouvel ouvrage. En adoptant la légende, il se débarrassait de tout le détail nécessaire pour décrire et représenter le fait historique et ses accidents; il se trouvait dès lors affranchi de l'obligation de traiter la poésie, la musique surtout, d'une façon qu'il jugeait incompatible avec les moyens d'expression de ces deux arts. La légende, à quelque époque ou nation qu'elle appartienne, avait de plus, à ses yeux, la propriété de comprendre exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement humain et de le présenter sous une forme très saillante et dès lors intelligible au premier coup tl'œil. C'est ainsi qu'une ballade, un refrain populaire suffisent, dit-il, pour vous représenter en un instant ce caractère sous ses traits les plus arrêtés et les plus frappants. « Au résumé, le caractère légendaire assurait donc dans l'exécution un double avantage du plus haut prix; car, d'un côté, la simplicité de l'action, sa marche dont l'œil embrasse aisément toute la suite, permettent de ne pas s'arrêter à l'explication des incidents extérieurs, et, de l'autre, la plus grande partie du poème peut être ainsi consacrée au dévelop- pement des motifs intérieurs du drame, parce que ces motifs éveillent des échos sympathiques au fond de notre cœur. »

Voilà bien pour la légende en général remplaçant l'histoire, dans la pensée de Wagner, comme cadre du drame musical ; mais quel motif particulier, quelle affinité secrète avaient pu le pousser à choisir la légende du Vaisseau fantôme? 11 y découvre une déformation du mythe d'Ulysse dans l'antiquité, de la légende du Juif errant dans le monde

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chrcticn, mythe et légende qui reposent sur un trait essentiel de la nature humaine, à savoir lardent désir du repos éternel parmi les tourmentes répétées de la vie. « Ainsi, tlit-il, dans le Vaisseau fantôme, nous retrouvons, prodigieusement développé, le trait fonda- mental du vieux mythe grec. Ce conte de matelots date de l'époque des grands voyages de découverte. Le peuple y a (jpéré une fusion remarquable des deux types précédents. Le navigateur hollandais est condamné par le diable (symbole visible des flots et du vent) à errer sans repos, de toute éternité, sur la mer : c'est le châtiment de sa témérité. Le terme de ses souffrances est la mort à laquelle il aspire tout comme Ahasvérus. Mais cette délivrance, encore refusée au .luif errant, il peut l'obtenir par le sacrifice d'une femme aimante et courageuse qui se dévouerait pour lui. Le désir de la mort le pousse donc à la recherche d'une femme. Mais cette femme n'est pas Pénélope, réponse, la gardienne du foyer domestique; c'est la femme en général, l'être encore inconnu, mais désiré, pressenti, en qui l'instinct du cœur féminin se trouve développé à l'infini, en un mot, la femme de l'avenir. » Perdu comme il l'était alors dans Paris qui grondait autour de lui pareil à l'Océan, "Wagner se reconnaissait lui-même en ce malheureux navigateur battu par l'orage, et il était dévoré de la même soif de repos que son héros, du repos final auprès d'une femme, symbole du foyer domestique et de la patrie idéale. « Un tel milieu, dit Wagner, je ne le connaissais pas encore, je ne faisais que le désirer... Du reste, mon Hollandais n'avait pas découvert le Nouveau-Monde, sa femme ne pouvait le sauver qu'en mourant avec lui. Ln route donc, et en avant! ' » Comment avait-il mis à la scène ce mythe il se retrouvait lui- même, et comment avait-il disposé pour le théâtre ce sujet, le seul ouvrage de lui qui méritât alors le nom de poème, et le premier de cette longue série qui s'étend du Vaisseau fantôme à ParsifaI? Par une efi'royable tempête, deux vaisseaux cherchent abri dans une baie hospitalière. Le premier qui aborde a pour patron un Inup de mer norwégien que les vents ont rejeté à sept milles du port il voulait entrer : « L'orage touche à sa fin, dit-il à ses matelots, reposez-vous, nous partirons demain ! y Et tout l'équipage s'endort bercé par la chanson de quart du pilote qui rêve au pays, à la joie du retour et qui cède bien- tôt au sommeil, en pensant à la bien-aimée absente. Alors, la tourmente reprend avec une violence épouvantable, un autre vaisseau, secoué par la mer en fuiic, un vaisseau noir aux voiles couleur de sang, aborde à son tour et jette l'ancre avec un fiacas terrible. Un équipage de fantômes exécute la manteuvrc sans nul bruit ; un hcmmc descend à

1. liiclmrd Vi'aL;nrr d\iprcs liii-iitciiu\ p. 1 J.S.

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terre et s'écrie avec douleur : « Le terme est passé ; il s'est encore écoulé sept années ! La mer me jette à terre avec dégoût ... Ah ! orgueilleux Océan! dans peu de jours, il te faudra me porter encore !... Nulle part une tombe ! nulle part la mort 1 telle est ma terrible sentence de damnation. Jour de jugement, jour suprême ! quand luiras-tu dans ma nuit ? )) C'est le Hollandais volant, le Juif errant de la mer ; c'est l'antique blasphémateur, condamné à errer sur les eaux tant qu'il n'aura pas trouvé une femme fidèle jusqu'à la mort : tous les sept ans, la mer le rejette à terre un court moment. Les deux patrons s'accostent, et le Hollandais demande asile au Norwégien Daland pour quelques jours, en faisant briller à ses yeux l'appât de trésors sans nombre; enfin, il lui dit brusquement : « As-tu une fille ? Qu'elle soit ma femme ! Jamais je n'atteindrai ma patrie. A quoi me sert d'amasser des richesses ? Laisse- toi convaincre, consens à cette alliance et prends tous mes trésors. » Le vieux marin accepte au moins de le mettre en face de sa fille, et, la mer une fois apaisée, ils prennent tous deux le chemin du port ou les attend la fille de Daland.

Dans la maison du Norwégien, près du clair foyer, la rêveuse Senta, avec sa nourrice et ses amies, soupire après le retour des hommes de mer; mais, troidis que les jeunes filles chantent et tour- nent gaiement le rouet, Senta seule, absorbée par de tristes pensées, ne quitte pas des yeux certain portrait sombre accroché à la muraille. On l'interroge; alors, comme en extase, avec une passion qui l'enfièvre etia transfigure, elle retrace à ses compagnes l'horrible destinée du marin condamné par le sort à courir la mer en tous sens sans jamais dispa- raître et mourir. L'infortuné, repoussé par la tempête chaque fois qu'il voulait doubler un cap dangereux, s'était un jour écrié avec rage : « Eh bien ! je franchirai cette infranchissable barrière, dussé-je lutter toute

l'éternité! » Rt l'éternité avait accepté le défi de l'audacieux marin

Ni les railleries de ses compagnes, ni les prières inquiètes du chasseur Erik, son fiancé, ne peuvent calmer l'ardent désir de sacrifice qui saisit cette jeune fille, qui la pousse irrésistiblem.nt vers le damné, et, dans un élan suprême, elle s'écrie : « (Jh ! qu'il paraisse! c'est moi qui l'aimerai fidèlement jusqu'à la mort ! « La porte s'ouvre : Daland paraît condui- sant son hôte par la main, et Senta, reconnaissant son mystérieux bien- aimé au regard sombre, vole allègrement au-devant de lui ; dès que son père la laisse avec l'étranger, elle se dévoue à son salut et lui jure fidélité jusqu'à la m.jrt. Le délai fatal expire. Il faut que le maudit reprenne la mer, et déjà la silencieuse manœuvre a commencé pour le départ. Alors Senta se sent faiblir en écoutant les doux reproches d'Erik qu'elle aimait avant d'avoir appris quelle fatalité pèse sur le marin

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damné; elle cède au doux réveil d"un juvénile amour, et quand le Hol- landais vient pour la prendre, elle tombe entre les bras d"I-]rik. C'en est donc fait : pas de rédemption possible pour le marin désespéré. 11 remonte à son bord et reprend son éternel voyage. « En mer, en mer! » crient les matelots, et l'impitoyable tempête reprend avec fureur. Le vaisseau s'éloigne. Alors Senta veut le suivre : vainement son père, Erik, ses amies la retiennent ; elle leur échappe, escalade un rocher et se précipite dans les flots. Tout à coup le vaisseau maudit s'abime

SCÈNE FINALE Ii U « HOLLANDAIS V O [. A N T », A DRESDE (1843) d aprLs une cr.iviirc du temps.

dans les profondeurs de la mer, et l'on voit apparaître au milieu des nues le Hollandais et Senta transfigurés par l'amour et le dévouement. Dans la partition du Vaisseau fantôme, la mélodie d'opéra domine encore ; mais, aussi bien dans l'ensemble de l'œuvre que dans chaque page en particulier, se révèle une tendance à fondre les divers éléments du drame et les différentes parties de l'ouvrage en un tout poétique et musical entièrement homogène. 11 s'en faut bien que l'auteur ait lonipu avec la coupe des morceau.x déteiminés, quoique le point de soudure avec les récitatifs tende à disparaître; il s'en faut bien qu'il renonce à

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faire chanter les personnages ensemble, qu'il répudie cavatines ou points d'orgue et qu'il ne subordonne pas tout par moments à l'efiet purement vocal ; mais, malgré ces nombreux vestiges de l'opéra conventionnel, on ressent à l'audition de cet ouvrage une impression toute particulière, et c'est ce qu'avaient très bien discerné certains amateurs de Dresde en 1843. Cela découle pour le moins autant du poème que de la musique et sur- tout de la fusion tentée entre ces deux éléments de l'opéra, oui, de l'opéra, car Wagner, il faut bien appuyer là-dessus, n"a jamais employé d'autre intitulé, jusques et y compris Lohengriii. Il n'y a plus simple- ment juxtaposition, "comme cela se produit par exemple avec Berlioz, qui compose également lui-même et ses vers et sa musique, mais à la suite ; il semble y avoir chez Wagner enfantement simultané, et l'on sent très bien, dès le Hollandais volant, que le poète et le musicien, éclos successivement dans le même individu et développés isolément, se joignent ici pour ne plus jamais se quitter, qu'ils marcheront dès lors de front et s'uniront indissolublement dans un même idéal. Telle est, telle sera la grande originalité de Richard Wagner, chez qui le poète et le musi- cien rêvent, conçoivent, travaillent et créent ensemble et d'un seul jet.

Assurément, il ne se dégage pas encore de Gluck, puisqu'il ne se fait pas faute de répéter les paroles pour produire un effet purement musi- cal, et sa déclamation procède évidemment de ce modèle. 11 n'est pas non plus affranchi de lintlucnce de Weber, qui se fait sentir surtout dans son admirable maniement de l'orchestre, dans la couleur terrifiante des épisodes surnaturels et dans la fraîche simplicité de certaines mélo- dies ; mais ces ressouvenirs se fondent déjà dans une personnalité puis- sante qui ne reproduit pas seulement, mais c|ui crée. Au fond, la supériorité vraie du Vaisseau fantôme sur Rien^i consiste en ce que l'auteur en a rejeté tout ce qui, dans l'opéra, se rattache indirectement au drame et ne vient que pour éblouir ou étourdir ; il emploie encore ICI les formes de l'opéra, mais il les subordonne au drame irrévocalile- ment. C'est qu'il tendait d'ailleurs en adoptant le mythe au lieu de 1 histoire, et c'est (pi'il arrivera.

Un autre clément nouveau qu'il convient de noter dans le Vaisseau fantôme est la première apparition de la mélodie caractéristique qui devait venir si bien en aide à Richard Wagner pour atteindre à son idéal. Ht Comme il na cessé de le répéter par la suite, ce qu'on a toujours appelé son « système « était si peu le résultat d'idées pré- conçues, d'un « parti pris n, que cette innovation fut a l'origine un effet du hasard. Lui-même a raconté que, lorsqu'il composa le Vaisseau fanto?ne, il écrivit d'abord la ballade de Senta, qui devint comme le pivot musical de tout l'ouvrage, et qu'ensuite, à mesure qu'il abordait

5b RICHARD WAGNER

les différentes situations du drame, elles évoquaient chez lui les mêmes mélodies qu'elles lui avaient tout d'abord suggérées et qui tendaient à se modifier, à se développer parallèlement aux sentiments en jeu, si bien qu'il aurait pu dès lors, en suivant cette impulsion naturelle, bâtir son ouvrage entier sur le développement de deux ou trois mélodies essen- tielles : c'est à quoi il devait arriver par la suite, mais il était encore trop imbu des habitudes de l'opéra courant pour ne pas suivre la voie ordinaire et ne pas se contraindre à trouver presque autant de motifs différents qu'il avait de morceaux à composer. Cependant, l'idée était apparue : elle n'avait plus qu'à germer.

S'il se dégage de l'ensemble du Vaisseau fantôme un charme nou- veau, une impression de force et d'individualité saisissante, il faut dire aussi que certains fragments, tels que l'ouverture, le chœur des mate- lots, la ballade de Senta, la chanson du pilote et, par-dessus tout, les élans de désespoir ou d'amour du malheureux damné sont des créations absolument propres à Richard Wagner. L'ouverture, notamment, un véritable chef-d'ceuvrc, repose déjà sur la lutte de deux motifs con- traires, soit celui de la damnation et celui de la délivrance, de la perdition ou du salut, du plaisir sensuel ou de l'amour rédempteur, de la science pédante ou du libre génie, et dont le bon prévaut finalement sur le mauvais, ainsi qu'il devait souvent le pratiquer par la suite et toujours avec une incomparable grandeur. 11 eût été bien singulier cju'un ouvrage aussi personnel, tout en rebutant les auditeurs pris en masse, ne trouvât pas quelques zélés admirateurs, gens bizarres, c'est possible, mais dont l'esprit fût ouvert aux tenta- tives nouvelles. Cela se produisit, en effet, et cette adhésion d'amis inconnus lui fut douce à ce point, après ce douloureux échec, qu'il prit alors une résolution nouvelle. De Berlin j'étais complètement inconnu, dit-il dans sa Communication à mes amis, je reçus de deux personnes qui m'étaient étrangères et que l'impression produite par le Hollandais volant avait amenées vers moi , la première satisfaction complète qu'il m'eût été donné de goûter, avec l'invitation de continuer dans la direction particulière que je m'étais tracée. Dès ce moment, je perdis de plus en plus de vue le véritable public. L'opinion de quelques hommes intelligents prit chez moi la place de l'opinion de la masse qu'on ne peut jamais bien saisir, encore qu'elle eût été l'objet de mes préoccupa- tions dans mes premiers essais, alors que mes yeux n'étaient pas ouverts à la lumière. L'intelligence de m3n but me devint de plus en plus lucide, et pour m'assurer d'être suivi, je ne m'adressai plus à cette masse qui n'avait aucun rapport avec moi, mais bien aux individualités dont les dispositions et les sentiments étaient analogues aux miens. Cette posi-

RICHARD WAGNliR

5?

tion plus sùrc, relativement à ceux qui devaient recevoir mes communi- cations, exerça désormais une influence très importante sur mon caractère d'artiste. » Et Fétis a beau rire, il n'empêchera pas que l'artiste vérita- blement supérieur ne doive toujours ayir ainsi, plus ou moins radicale- ment. 11 faut forcément transiger, quand on veut plaire à tous d'emblée, et, dans les questions d'art, qui transige est sûr tic tlisparaitre en peu de temps.

RICHARD WAGNER DANS LE CItL.

Richard Wûg;ner, s'tidrcssaiU aux aiif^cs : i' Mes ciiers îin^e>, 1res geiuilvotre accueil ; mais sans timbales ni tiompeltes, vous ne pro- duirez jamais d'eflct. »

[Kikcrilii de \'ieunc. iS février iSS3.)

CHAPITRE V

RICHARD WAGNKR MAITRE DE CHAPELLE A DRESDE

LA VESTALE ET SPONTINf. RETOUR DES CENDRES DE WEBER

LA SYMPHONIE AVEC CHŒURS. IPIIir,i:NIE EN AULIDE

in jours après la représentation du Hollandais roUiut, soit le lo janvier 1843, Wagner avait rem- porté, comme chef d'orchestre, un grand succès personnel qui devait le fixer à Dresde, en amélio- rant beaucoup sa situation. Depuis que Rien^i avait vu le jour, la mort du maître de chapelle adjoint Morlacchi et celle du directeur de la musique Ras- trelli avaient produit deux vacances. Reissiger, de- meuré seul un moment pour diriger en chef la chapelle et le théâtre ensemble, avait fait agréer Morgenroth comme sous-directeur de la cha- pelle ; en outre, on avait décidé que, vu Tlmportance du travail au théâtre, le nouveau maître de chapelle qu'on nommerait de ce côté s'occuperait exclusivement de l'orchestre. Dès lors, les qualités dont Wagner avait fait preuve en dirigeant Rienii et le succès même de cet opéra semblaient le désigner pour cet emploi ; mais il hésitait à se présenter, tant le rude et ingrat métier qu'il avait fait à Kœnigsberg et à Riga lui avait inspiré de dégoût. Cependant le besoin de vivre et la nécessité l'emportèrent sur ces souvenirs ; sa femme et ses amis lui représentèrent qu'il n'était pas dans une situation à laisser échapper un emploi permanent, avec appointements fixes, et il se décida à disputer la place à Louis Schindelmeisser, beau-frère de Dorn, qu'il avait connu autrefois à Leipzig et qui se croyait sûr du succès. Celui-ci, pour sa représentation de concours, avait choisi la Vestale ; Wagner, peut-être en souvenir de son adoration d'enfant pour Weber, choisit Euryanthe, et Wcber lui porta bonheur : il n'ambitionnait d'abord, à ce qu'il paraît, que le poste de directeur de la musique, à 4,5oo francs, mais, par la protection de M. de Lûttichau, il obtint celui de maître de chapelle, à 5,625 francs, et le brevet lui en était délivré à la fin de janvier 1843.

La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation de serment eut lieu le 2 février, le lendemain du jour oii Berlioz,

RICHARD \VA(JNF, R 5(,

ciTectuant alors sa première tournée en Allem'done, était arrivé à Dresde ; il le trouva dans tout Tenivrement d\mc joie bien naturelle. Ft c'est pour Berlioz que Wagner eut à exercer pour la première fois son autorité en l'assistant dans ses répétitions, ce qu'il fit avec zèle et de grand cœur : Berlioz lui-même en témoigne et sa parole n'est pas suspecte. Le maître français entendit le J'aisseaii faiitàine et seulement les trois derniers actes de Rieiiii, qu'on s'était décidé à jouer en deux soirées à cause de sa longueur. 11 ne parait pas avoir prêté grande attention à cet ouvrage et n'avait pas à son sujet d'opinion bien arrêtée ; il se souvenait seulement « d'une belle prière au dernier acte et dune marche triomphale taillée, mais non servilement, sur la magni- fique marche ôiOlympie ». Il avait apprécié 'c le coloris sombre et certains efi^ets orageux bien motivés par le sujet « dans le Vaisseau fantôme ; mais il y avait remarqué une tendance à abuser du trémolo, ce qu'il jugeait signe de paresse et défaut d'invention chez l'auteur. En somme, les interprètes paraissent l'avoir plus frappé que les œuvres mômes. M"^"' Devrient, assez ridicule en jeune garçon dans i?/e;/{/, s'était relevée à ses yeux dans le Vaisseau fantôme ; Tichatschek était, dit-il, passionné, brillant, héroïque, entraînant dans Rienii, ou M"'^ Wiest (Wi^ist) était fort bien appropriée au rôle insignifiant d'Irène ; enfin le baryton Wœchter avait exercé sur lui l'action la plus vive par son talent si pur et bien complet : sa voix, des plus belles, avait un timbre onctueux et vibrant en même temps qu'une grande puissance expressive, pour peu que l'artiste mît de cœur et de sensibilité dans son chant, et ces deux qualités-là, dit Berlioz, Waschter les possède à un degré très élevé. Berlioz partit, mais il laissait à Dresde un souvenir tel qu'à quelque temps de là, comme Wagner faisait exécuter son ouverture de Faust, on la prit pour un fragment de la Damnation de Faust, et on l'applaudit en conséquence : auquel des deux la méprise a-t-elle causer le plus de déplaisir'?

La place attribuée à Wagner était loin de constituer une sinécure. Des représentations à conduire tous les soirs de l'année ; au moins trois pièces, et généralement trois et quatre opéras difiérents par semaine, sans parler de la musique ordinaire et des concerts exceptionnels à la cour: telle était la besogne à répartir entre le directeur de la musique et les deux maîtres de chapelle, le premier dirigeant les représentations et surveillant ia musique d'église les jours de semaine; les deux autres conduisant à l'église le dimanche et répondant chacun de la bonne exécution de certains opéras. F'n acceptant ces lourdes fonctions,

I. Dans ce cnnccrt iloiinc le 2-i juillet \>>^^ au bénclîce des pauvres, il avait fait exécuter, outre sou ouverture pour Faust, \a Symplnmic pastorale et la Suit de Walpurgis, Je Mcndeissohn.

tjo RICHARD WAfïNER

Wagner n'avait pas seulement cédé au désir de s'assurer une exis- tence honorable ; il s'était aussi flatté de l'espoir d'exercer une heu- reuse influence sur l'Opéra de Dresde et, par ricochet, sur l'art en général. Mais il ne mit pas plutôt la main à l'ouvrage qu'il rencontra de tous côtés la même inertie et les mêmes préjugés qu'il n'était pas parvenu à vaincre ailleurs. II y avait trois mois à peine qu'il était en fonctions lorsqu'il subit un premier assaut à propos d'une repré- sentation de Don Juan qu'il avait dirigée, le 26 avril 1843, avec une profonde admiration pour Mozart, mais en e.xécutant l'œuvre ainsi qu'il la sentait. Or, il se trouva que son exécution s'écartait sensiblement de la tradition ayant cours à Dresde, tradition bonne ou mauvaise, venant de Mozart lui-même ou introduite par les maîtres de chapelle Morlacchi et Reissiger, peu importe^ mais tradition toute-puissante et qu'il fallait être fou pour vouloir modifier. On le lui fit bien voir; les vieux ama- teurs crièrent au scandale, et certain critique, enchérissant sur eux, affirma que l'auteur de Rien:;i et du Vaisseau fantôme était un barbare incapable de comprendre Mozart. Cette chanson remonte assez loin, comme vous voyez, et ce n'est pas d'hier qu'on a cherché à assommer Wagner, un sauvage aflolé de vacarme, en lui opposant le séraphique et mélodieux maître de Salzbouro-.

Wagner, par sa place, était à la solde de la cour et tenu de jouer un rôle dans les fêtes officielles : c'est ainsi qu'il écrivit la musique d'un hymne composé par l'avocat Hohlfeldt, pour l'inauguration de la statue du feu roi, et qu'il en dirigea l'exécution, le 7 juin 1843, en présence du souverain, des corps de l'filtat et des députations du royaume. Un an plus tard, lorsque Frédéric-Auguste revint d'un voyage en Angleterre, il composa les paroles et la musique d'une cantate intitulée : Salut au Roi, qui fut chantée, le 12 août, à la rési- dence d été de Pillnitz. Entre temps, il avait écrit une œuvre plus importante, dédiée par reconnaissance à M""-' Charlotte Weinlig, la veuve de son premier maître qui venait de mourir, et voici dans quelles circonstances il avait composé ce grand tableau biblique de la Cène des Apôtres. En sa qualité de chef d'une Société chorale d'hommes, la Liedertafel, il avait été choisi avec Heissiger pour organiser et diriger une réunion oénérale de toutes les Sociétés chantantes de la Saxe. La fête commença, le 6 juillet 18^3, par un concert monstre, en 1 église Notre-Dame, la plus vaste de Dresde : les chanteurs, au nombre de douze cents, étaient groupés sur une estrade élevée dans le chœur et, derrière eux, encore plus haut, se trouvait l'orchestre composé de cmq cents artistes et amateurs. Les souverains arrivèrent à midi précis et tout aussitôt commença le festival : le morceau de Wagner venait

iviciiAKi) wa(;ni:i{ c,

en dernier. Voici comme il l'avait conçu : Les disciples sV'tant rassem- blés pour célébrer le saint repas, les apôtres arrivent, apportant la nouvelle qu'il leur a été détendu, sous peine de mort, d'enseigner au nom de Jésus. Tous sentent leur ctjeur faiblir et, dans cette détresse, ils supplient le Seigneur d'envoyer le Saint-Esprit les secourir. Alors, des voi.x d'en haut se font entendre ; elles annoncent aux siuppliants que leur vœu va être exaucé : le vent mugit, le sol tremble et, enivrés par l'esprit divin, les apôtres et les disciples partent pour aller convertir le monde. Un chœur de quarante hommes représentait les quarante disciples assemblés, et, pour mieux rendre l'effet des voix d'en haut annonçant la descente du Saint-Esprit, Wagner avait imaginé de faire chanter ce petit chœur mélodique et d'une grande douceur du haut de la coupole. Cette disposition purement matérielle, et dont l'auteur a tiré plus tard un beau parti dans Parsifal, fut tout ce que distingua la critique dans l'œuvre nouvelle : elle s'y divertit agréable- ment et resta sourde à l'admirable crescendo qui annonce la descente du Saint-Esprit et que l'orchestre, jusqu'alors muet, traduit avec une force extraordinaire. A quoi sert-il d'avoir du génie avant le temps'? La direction du théâtre avait décidé de faire une reprise solennelle de la Vestale pendant l'automne de 1844 et, comme elle paraissait devoir réussir avec une Julia telle que M""' Schrœder-Devrient, Wagner, par un sentiment d'admiration envers Spontini, qui venait de quitter la direction de l'Opéra de Berlin dans des circonstances très pénibles pour son amour-propre, avait persuadé au baron de Lùttichau d'inviter le vieux maître à venir diriger son opéra. La chose une fois convenue, il n'avait laissé à personne autre le soin d'engager Spontini, il lui avait écrit lui-même une lettre en français qui produisit le meilleur effet, car Spontini répondit qu il accei^tait avec reconnaissance et qu'il ne doutait pas de l'excellence de l'interprétation. Par malheur, il marquait très naïvement de telles exigences quant au nombre des exécutants et des musiciens de l'orchestre que Wagner, tout désolé, courut chez l'inten- dant et chez M""^ Devrient leur conter son embarras. Otte dernière, qui connaissait bien Spontini, rit de bon cœur de l'imprudence com- mise, mais elle s'offrit en même temps pour la réparer et, comme le vieux maître marquait assez de hâte de regagner Paris, il tut convenu qu'on l'avertirait d'un retard interminable occasionné par une indisposition de M™ Schrœder, qui servait ainsi de bouc émissaire. Ainsi fut fait et l'on répéta tout tranquillement sans plus s'inquiéter de Spontini, lorsque,

1 . " Ce derniei- ouvrage, dont la conception est des plus hardies, e'crivait à Paris le correspondant habituel de la Gai^cttc musicale, a produit un effet grandiose et qu'il est impossible de décrire; aussi, le roi, après la riu du concert, a-t-il fait appeler, dans sa tribune, le jeune auteur et lui en a-t-il témoigné sa satisfaction dans les ternies les plus affectueux. »

62 RICHARD WAGNER

la veille de la répétition générale, il tombe à limproviste chez Wagner, et lui démontre, lettre en main, qu'en arrivant à cette date, il se con- formait strictement aux nouvelles indications cju'on lui avait envoyées et qu'il était de ce jour tout à ses amis de Dresde : il ne s'en irait qu'après l'opéra joué.

Malgré ce coup inattendu, Wagner ne pensa d'abord qu'au plaisir de voir de près ce grand compositeur et d'entendre une de ses œuvres sous sa direction; il l'assura que tout marcherait à merveille et, pour ne laisser dans son esprit aucune arrière-pensée, il lui proposa de diriger lui-même la répétition générale, fixée au lendemain. Le visage de Spontini se rembrunit, puis, après un grand moment d'hésitation, il demanda à Wagner de quel bâton il se servait pour conduire habituel- lement ; celui-ci lui indiqua la mesure d'un bâton ordinaire; alors, le maître soupira et demanda si d'ici au lendemain on pourrait lui faire un bâton d'ébène, d'une longueur et d'une grosseur extraordinairement appa- rentes, et terminé aux deux bouts par de fortes pommes d'ivoire. Wagner répondit sans hésiter par l'affirmative, et Spontini se retira pleinement satisfait. Aussitôt libre, Wagner court répandre l'alarme et s'entendre avec le menuisier, qui promet de fabriquer un bâton jouant fort bien Tébène et dans les conditions requises. I,e lendemain, au moment voulu, Spon- tini avait son bâton; alors, au lieu de le prendre par un bout comme un chef d'orchestre ordinaire, il l'empoigne à pleine main par le milieu et le brandit comme un bâton de maréchal. Dès les premières scènes, il fut évident que rien ne marchait au gré du compositeur et qu'il entendait faire recommencer toutes les études sur nouveaux frais. 11 s'efforçait, en baragouinant un allemand des plus bizarres, à redresser les fautes de l'orchestre, les défaillances des chœurs et jusqu'aux ma- nœuvres des comparses qu'il faisait recommencer en les dirigeant lui- même, avec une obstination infatigable. Alors Wagner se rappela les évolutions analogues exécutées à Berlin, qui l'avaient tellement frappé dans Fernaud Corte:{ ; il comprit aussi que jamais à Dresde on n'attein- drait cette précision mécanique et qui produisait des effets presque effrayants. Bref, à la fin du premier acte, chanteurs, musiciens, régis- seur, tous prirent la tuite. Wagner emmena Spontini avec des paroles de déférence en l'assurant que ses vœux seraient accomplis et que, pour mieux y répondre, on allait mander au plus vite Edouard Devrient, qui avait présentes à l'esprit les moindres traditions de la Vestale à Berlin.

Tout était à recommencer. Le personnel, surtout le chef des chœurs, était turieux; seul, Wagner ne faisait pas grise mine à Spontini, tant il admirait l'ardeur extraordinaire que celui-ci mettait « à pnunsnivre

R I Cil AU' 1) WAGNER ' 03

et à maintcnii' un but de 1 ait ilranuitiquc à peu près oublié de son époque ». Il était frappé de son habitude de traiter sans ménagements les chanteurs les plus réputés, il profitait de ses exigences pour modi- fier en mieux la disposition habituelle de l'orchestre, il s'ouvrait à lui de certains doutes et profitait de ses judicieux éclaircissements; il remarquait enhn l'énergie avec laquelle il insista pour (pidn lit res- sortir les accents rythmiques, bief, il était tort intéressé par ce der- nier représentant de la tragédie Ivrique et lui montrait un dévouement respectueux. Aussi Spcmtini le prit-il en affection et vnulut-il le payer de son zèle en lui donnant un avis charitable; il lui conseilla de renoncer à la musique tlramatique : « Quand j'ai entendu votre Riciiyi. lui (,lit-il un jour qu'ils dînaient chez la Schrœder-Devrient, j'ai pensé : « C'est un « homme de génie, mais déjà il a plus fait qu'il ne peut faire. « Et, pour expliquer ce paradoxe, il remonta en arrière : « Après Gluck, c'est moi qui ai fait la grande révolution avec la Vestale, j'ai introduit la pro- longation de la sixte dans l'harmonie, et la grosse caisse dans l'orchestre; avec Corte^, j'ai fait un pas en avant, puis j en ai fait trois avec Olympie et cent avec Agnès de Hohenstaiifeu. Après cela, j'aurais pu composer les Athéniennes, un poème excellent, mais j'y ai renoncé, désespérant de me surpasser. Or, comment voulez-vous qu'il soit pos- sible à n'importe qui d'inventer du nouveau lorsque moi, Spontini, je reconnais ne pouvoir surpasser mes œuvres antérieures, et que,' d'autre part, il est bien évident que depuis la Vestale on n'a pas écrit une note de musique qui ne m'ait été volée? » Et Spontini appuyait cette der- nière affirmation de faits scientifiquement constatés. Tout étourdi qu'il fût de ce discours, Wagner risqua une objection timide et lui demanda s'il ne se sentirait pas de force à créer des formes nouvelles en abor- dant un sujet entièrement nouveau. Spontini eut un sourire de pitié. « Dans la Vestale, dit-il, j'ai traité un sujet romain; dans Fernaud Corte-^, un sujet hispano-mexicain; dans Olympie, un sujet gréco-macé- donien; enfin, dans Agnès de Ho/ienstaiifèn, un sujet allemand : tout le reste ne vaut rien. »

Malgré ce phénoménal amour-propre, exaspéré par l'irritation de se voir supplanté par des musiciens qui ne le valaient pas, Spontini, tout ridicule et vieux qu'il fût, avait fini |5ar regagner les sympathies des artistes à force d'énergie, de confiance en lui-même, et lorsqu'il exigea qu'on rétablit la scène finale, avec ballet et chcjeur joyeux (qu'on sup- primait d'habitude en terminant sur le duo de Licinius et de Julia après leur délivrance), il ne se trouva personne pour réclamer contre ce supplément de travail. Peine perdue, la représentation ne réussit pas, surtout par la faute de la Schrœder-Devrient, qui, se sentant elle-

(3_^ RICHARD WAGNliR

même trop marquée pour le rôle, à côté d'une y^randc-prètresse aussi jeune et charmante que Johanna Wagner, prétendit réparer ce désa- vanta'^e à force de patliétique et dépassa le but en redoublant d'efforts. La soirée fut donc assez froide et les applaudissements qui la termi- nèrent n'étaient qu'un hommage rendu à la gloire universellement consacrée du maître. Aussi "Wagner éprouva-t-il un sentiment pénible en le voyant s'avancer sur la scène, chamarré de décorations, et se con- fondre en saints pour un si maigre rappel. Afin d'éviter une déconvenue plus criante, M"" Schrœder-Devrient imagina de prétexter encore une indisposition, pour reculer la deuxième représentation de la Vestale, alors que Spontini laissait déjà percer le secret désir d'être invité à prolonger son séjour à Dresde et d'y monter la série complète de ses opéras. Mais il eut tout à coup hâte de quitter Dresde : il venait d'apprendre que le roi de Danemark lui conférait des lettres de noblesse et que le pape l'honorait du titre de comte de San Andréa. Il oublia du coup la Vestale, au grand contentement de ses hôtes, et partit presque immédiatement pour Paris : il laissait de sa personne un souvenir à la fois comique et enthousiaste au jeune musicien qui lui promit, au moment des adieux, de méditer à loisir ses avis sur la carrière dramatique et qui suivit si mal ses conseils.

Peu de temps après, eut lieu le retour des cendres de "Weber à Dresde, les 14 et i5 décembre 1844, et cet événement, dit Wagner lui-même, influa beaucoup sur les dispositions il se trouva au moment d'achever Tannhœuser. Un comité s'était formé depuis longtemps pour ramener à Dresde la dépouille de Weber qui s'était éteint à Londres, il était allé diriger Oberon ; mais la propagande était insuffisante et, de plus, on se heurtait aux scrupules religieux du roi, qui répugnait à troubler le dernier sommeil d'un mort. Wagner, une fois en fonctions, reprit cette idée avec une énergie inimaginable : c'est qu'il s'agissait de rendre un suprême hommage au musicien allemand par excellence, à celui qui lui avait procuré sa première jouissance musicale, c][u'il se plaisait à saluer comme son maître et qui, durant son temps d'épreuves en France, lui avait apporté comme un souffle de la patrie allemande avec le Freiscliùl^. 11 n'y avait rien à attendre que de l'initiative privée, et, de plus, il fallait vaincre avant tout le mauvais vouloir de l'intendant royal qui, ne voyant en "Weber qu'un maître de chapelle ordinaire, craignait de créer un précédent et qu'on ne fût, par la suite, obligé de ramener en Saxe avec grands honneurs tous les maîtres de chapelle qui mourraient à l'étranger. Alors Wagner, ayant accepté le titre de président du comité, lança de tous côtés des appels, recueillit des souscriptions, organisa des concerts, décida certains théâtres d'ordre inférieur à donner des

LE VAISSEAU FANTÔME

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reprciscntalidiis ati hcnclicc de rtjcuvi'c, en obliiit une it l'C^iKTa de Berlin, par l'eiUrcmisc de Meyerbcer, qui rapporta 2,000 thalers ; bref, il manieuvra tanl et si bien (pie la ilirection du théâtre de Dresde ne put pas rester en arrière et qu'on eut bient(U réuni la somme nécessaire à la translation des cendres d'abord, ensuite à l'érection d'un monument funèbre.

L'aîné des deux tîls de Wcber alla chercher à Londres la dépouille mortelle de son père : le cercueil arriva de Magdeboury le matin du 14 décembre par le chemin de fer; puis, le soir, à huit heures, un bateau, éclairé de nombreux falots et tout orné de draperies noires, de trophées lyriques, le transporta sur la rive droite de l'Elbe. Alors on le déposa sur un magnifique catafalque, au centre dun cercle formé par trois ou quatre cents artistes et amateurs tenant tous un cierge et une couronne de laurier ; puis quatre cent cinquante instru- mentistes et chanteurs exécutèrent un hymne funèbre de Richard Wagner. Après, le cortège se mit en route pour le cimetière catho- lique, au son des cloches de toutes les églises ; les rues par l'on devait passer étaient illuminées au moyen d'innombrables bougies placées aux fenêtres, et tous les artistes, amis et admirateurs qui sui- vaient le cercueil, plus cinq cents fantassins de la garde royale, portaient des torches à la main. Wagner avait encore composé pour la cérémonie une marche funèbre avec deux motifs iXEitvyaiithe : le thème qui, dans l'ouverture, caractérise l'apparition du fantôme se reliait à la cava- tine d'Euryanthe transposée en si bémol majeur, puis revenait pour la conclusion, transfiguré ainsi qu'il reparaît à la fin de l'opéra. Ce morceau symphonique, écrit pour quatre-vingts instruments à vent auxquels il avait adjoint vingt tambours voilés pour vendre pianissimo le trémolo des altos dans l'ouverture, était d'une grandeur superbe et pro- duisit un ert'et indescriptible. A la chapelle du cimetière. M'"" Schrœder- Devrient attendait le corps, sur lequel elle déposa une magnifique couronne de fieurs. L'inhumation n'eut lieu que le lendemain; lorsque la fosse fut comblée, tous les assistants formèrent au-dessus une pyramide énorme avec leurs couronnes de laurier, puis Richard Wagner, parlant pour la première fois en public, prononça un discours dans lequel il rappela très heureusement la mort récente du fils cadet de Weber et qu'il transforma, par une gradation toute naturelle, en une invocation à l'art national allemand : « 11 ne fut jamais au monde un musicien plus allemand que toil... L'Angleterre te rend justice, la Erance t'admire, mais l'Allemagne S£ule peut t aimer; tu es sa chose, tu es un beau jour de son existence, une chaude goutte de son sang, une parcelle de son cteur... Qui tlnnc nous blâmerait d'avoir voulu que ta

06 RICHARD WAGNER

cendre devînt aussi une parcelle de son sol, du sol de la chère patrie allemande ' ? »

Tous les ans, à Dresde, on avait l'habitude de donner, le dimanche des Rameaux, un grand concert au profit de la caisse des musiciens : on y exécutait une symphonie et un oratorio, que conduisaient alter- nativement les deux chefs de la chapelle, maîtres absolus de choisir l'œuvre qu'ils voulaient diriger. Reissiger ayant à diriger l'oratorio pour 1846, Richard Wagner, qui, l'année précédente, avait choisi la Création, décida de jouer la Symphonie avec chœurs : il avait gardé une profonde admiration pour cette œuvre et ne voulait rien moins que retrouver l'impression qu'il avait ressentie à Paris, aux concerts du Conservatoire, en l'entendant diriger par Habeneck. Mais les musiciens de l'orchestre, outre qu'ils répugnaient à ce travail considérable, craignaient que l'annonce de cette symphonie, jusqu'alors mal jouée et mal comprise à Dresde, n'eût un fâcheux effet sur la recette, et ils allèrent jusqu'à M. de Lùttichau pour qu'il s'opposât au projet du maître de chapelle. Par bonheur, le droit de celui-ci était absolu, et Wagner demeura inébranlable. 11 fallut donc en passer par il voulait et se mettre à répéter. Alors Wagner donna un rare e.xemple de cette ténacité, de ces exigences et de ces emportements, qui le firent toujours tellement craindre et admirer de ses interprètes. Il consacra tout l'hiver à ces études ; il fit jusqu'à douze répétitions pour chacune des parties de l'orchestre, il adjoignit aux choristes diverses sociétés chantantes, les chœurs du séminaire et de l'école de la Croix, arrivant ainsi au chiffre énorme de trois cents voix ; il fit modifier la disposition de l'estrade, au grand mécontentement des musiciens qui se seraient bien passés de ces frais de menuiserie ; il rédigea et fit imprimer un pro- gramme explicatif de la symphonie ; mais surtout il entreprit d'agir sur l'esprit de ses exécutants à la façon d'Habeneck, de leur faire vivement sentir ce qu'ils allaient exécuter, et comme il possédait à fond ce chef- d'œ-uvre, comme il le savait par cœur de la première note à la dernière, il parvint à enflammer ces artistes d'un enthousiasme égal au sien et l'exécution qu'il obtint fit l'effet d'un coup de foudre sur le monde musical de Dresde, même au delà : « Cela vaut la peine de faire le voyage, disait Niels Gade, rien que pour entendre le récitatif des contrebasses. » Or, parmi les auditeurs enthousiasmés de la Sym- phonie avec chœurs, le 5 avril 1846, il se trouvait un jeune homme et un enfant qui devaient compter plus tard parmi les plus chauds par- tisans de Richard Wagner : le jeune homme était Hans de Bùlow, alors

I. Ces détails sur le passage de Spontini à Dresde et sur la translation des restes de Weber sont tire's principalement des Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoit, chez Charpentier).

RICHARD VVAGNF.R 67

âgé de seize ans, et l'enfant, qui n'en n'avait pas dix, était le futur ténor Louis Schnorr de Karolsfcld, le créateur inspire de Tristan et Iscult.

Tout en préparant la Symphonie arec cluvuvs, Wagner donnait aussi ses soins assidus à une reprise de Vlplii^énie en Aitlide, de (jluck ; il y donna même trop de soins au i^ré de certaines gens, puisqu'il en renforça, discrètement, il est vrai, l'orchestration et qu'il modifia la conclusion du poème, en s'éloignant de Racine pour se rapprocher d'Euripide et de Gœthe. Alors que Spontini faisait répéter la Vestale à Dresde, il avait dit un jour à "W^agner : « J'ai entendu dans votre Rie)i{i un instrument que vous appelez basse-tuba ; je ne veux pas le bannir de l'orchestre : faites-m'en une partie pour la Vestale. » Et Wagner, ne voulant pas faire moins pour Gluck que pour Spontini, ne s'était-il pas imaginé qu'il convenait de mettre l'orchestration cVIphigénie en état de produire aujourd'hui l'effet qu'elle produisit à l'époque l'on ne connaissait d'autres instruments que ceux employés par Gluck? 11 s'acquitta de cette tache délicate avec une conscience extrême, il fit venir une copie exacte de Paris, de peur que la partition en usage à Berlin n'eût déjà reçu des retouches de Spontini ; de plus, il se livra à une révision minutieuse du texte allemand, il resserra certains mor- ceaux, ajouta quelques traits d'union et, comme nous l'avons dit, changea le dénouement; bref, pendant assez longtemps, il abandonna tout travail personnel pour se consacrer à Gluck et pour le glorifier : il y réussit d'ailleurs, car VIphigénie en Aitlide, ainsi retouchée, eut un très grand succès. Certes ce zèle et ce désintéressement sont à l'hon- neur de Richard 'Wagner; mais il partait d'une idée fausse en entre- prenant un travail qui ne pouvait pas avoir de résultats durables, (jluck n'est pas tellement archaïque ni son orchestre à ce point rudimentaire que ses chefs-d'œuvre ne fassent encore assez bonne figure à la scène : il n'est pas permis, en outre, de toucher à des créations de cette hau- teur, qui sont des sommets dans l'histoire de l'art musical, et de semblables corrections ne sont admissibles que pour les œuvres d'ordre secondaire, éphémères, bonnes tout au plus pour distraire un moment la foule, et qu'on ne songera jamais à oflfrir comme des modèles à l'étude et à la vénération de la postérité. D'ailleurs, un seul mot résout la question : Richard 'Wagner aurait-il jamais admis l'idée que dans un temps donné on pût' faire par admiration pour lui ce qu'il faisait par admiration pour Gluck, qu'on imaginât de modifier son orchestre ou bien de marier Lohengrin avec Eisa ? Dès lors, le moyen le plus simple et le meilleur de glorifier Gluck était d'exécuter son opéra tel qu'il l'a conçu : c'était presque le desservir que l'honorer de la sorte, et Berlioz, en

ÔS RICHARD WAGNER

pareille occurrence, a montré pour l'auteur d'Orphée et d'Aruiidc une admiration plu? intelligente, un zèle autrement respectueux'.

Wagner n'avait pas beaucoup à s'occuper de la musique de la chapelle royale, mais, de ce côté encore, il se heurtait à la routine et déplorait le travail qu'on y faisait. La cour, catholique, ne voulait que des catholiques dans le chœur et les parties de sopranos et d'altos étaient tenues par de jeunes garçons : en tout, vingt-six choristes, dont quatorze hommes et douze enfants, plus un orchestre complet qui s'élevait à cinquante exécutants dans les grandes occasions. « Les échos de l'édifice étaient assourdissants, dit Richard Wagner. Je voulus soulager les membres surmenés de l'orchestre, ajouter des voix de femmes et introduire la vraie musique d'église catholique a capella, dont je donnai le Stabat Mater de Palestrina comme spécimen, ainsi que d'autres pièces; mais tous mes efforts furent en pure perte -... 11 y avait un singulier survivant des jours d'autrefois : un viusico, un grand et gros soprano, dont la prétention, la sottise extrême me diver- tissaient fort. Les jours de fête, il refusait de chanter à moins que des airs particuliers ne lui fussent réservés, et c'était tout à fait réjouissant d'entendre ce vieux colosse se g-aroariser avec les fioritures de Hasse : on aurait dit d'un pouding énorme avec une voix de crécelle fêlée. Mais avec tout cela, il avait une qualité incomparable : d'une seule haleine, il chantait autant et plus que n'importe quel autre artiste en deux respirations. »

Wagner, durant ce long séjour à Dresde, avait eu pour la première fois occasion de dévoiler son caractère, en appliquant ses idées, et dès lors il s'était montré tel qu'il fut toute sa vie : ardent à l'innovation, mécontent de tout, ce qu'il disait être sa plus haute faculté, sans ménagement pour les idées ou les préjugés d'autrui, violent, difficile, orgueilleux à l'e.xcès ; mais aussi, doué d'une rare énergie et tellement dominateur, malgré ses défauts, qu'il faisait violence à tous et se recrutait de chauds partisans parmi ceux-là qui l'avaient d'abord le plus violemment attaqué. C2eux de ses confrères qui avaient l'esprit ouvert l'appréciaient et l'aimaient; mais il déplaisait à presque tous par son humeur irritable, par son activité infatigable et envahissante.

1. Berlioz, au nidins, quand il accepta d'ajouter des re'cits et un ballet au Freiscliiit:^, respecta l'orchestre de Wcber et ne modifia pas la pièce; au contraire, il défendit tant qu'il put le dénouement, si long qu'il soit. En fait de rcnrcbestratinns, on cite toujours celles du Messie, par Mozart; des Da- uaides, par Spontini ; du Déserteur et de Richard Cœnr-de-Lioii, par Adolphe Adam, etc., etc. ; mais aucun de ces cas n'est comparable à celui de Wagner, d'abord parce qu'il a modifié la pièce et surtout parce que l'instruinentation de Gluck n'est, encore aujourd'hui, ni insuffisante ni vieillote. Cette reprise A'Iphigénie en Anlide avec dénouement de Wagner eut lieu sous sa direction le 22 février i''Î47. M™ Schrœder-Devrient jouait Clytemnestre; M"" .îohanna Wagner, Iphigénie; M"« Marpurg, Anhé- mise; Mittcrwurzer, .\gamemnon; Tichatschek, Achille, et Dettn\er, Calchas.

2. Entretien avec M. nannreuther, rapporté par celui-ci dans le Dictionnaire de Grove.

RICHARD WACJNER

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Personne, assurément, ne lui rompait ouvertement en visière; mais on lui faisait sentir en dessous les clFets de la jalousie et du mauvais vouloir. Ses façons d'aqir et son caractère hautain lui avaient rapide- ment aliéné à Dresde il en sera de même à Paris, à Munich et partout le monde des journaux, qui le poursuivait de brocards et publiait sur son compte les anecdotes les plus sottes. Le critique accrédité de Dresde, ami particulier de Reissigcr, se posait justement alors en champion des usages établis, qu'ii décorait du titre ronflant de : traditions classiques. Ce Schladebach, qui n'était ni sans éducation, ni sans mérite, avait commencé par protéger Wagner, puis il avait tourné contre en insistant sur tout ce qui, dans ses opéras, sécartait des sentiers battus : comme il était 'le principal correspondant à Dresde des feuilles politiques ou littéraires de Leipzig, Berlin et autres villes importantes, son jugement rayonnait par toute rAllcmagne et fit un tort sensible à Wagner. La plupart des directeurs et musiciens prenant le mot d'ordre des journaux, celui-ci fut bientik classé, non sans vraisemblance, comme un personnage excentrique, insupportable et difficile à manier; les pièces ou partitions qu'il présentait étaient à peine feuilletées et plus d'une fois même on les lui renvoya sans les ouvrir. Mais ces attaques et ces déboires ne purent jamais rien sur un homme de sa trempe, aussi confiant en son génie, et leur .violence accroissait seulement en lui une disposition naturelle à se poser en artiste incompris, entouré d'ennemis et beaucoup plus méconnu qu'il ne l'était en réalité. Tel Wagner dans son pays, tel Berlioz dans le sien.

W O 1' A N ET SES C O R U E A U X M E S S A (i E 1< S .

I :i paiitoulle que les corbeaux tiennenl dans leur bec exprime ici le pouvoir talillon que la

ialouse Frick exerce sur son époux ^^'otan;la loculion faiiiilië're allemande :

i7,M ;(.■.'.-■(■)■ 1.1 /-.viloKjlc. signiliant que la femme, dans le ménage, est plus maîtresse que le mai i.

Tiré de Sc/iiill:r cl Miillcr .i IWnnc.'u Au Xih'lii:)^, iSSi.

CHAPITRE VI

TANNU^USER

DRESDE

OUT à la, fin de son séjour ù Paris et bien qu'il fût surtout préoccupé d'amasser un peu d'argent pour regagner son pays, Richard Wagner, dans ses moments de loisir, lisait l'histoire d'Allemagne avec l'espoir d'y trouver un sujet d'opéra. Ses recherches furent long- temps vaines; mais ce qui le frappa de prime abord, c'est que le poète et le musicien étaient toujours en lui d'accord pour repousser tel ou tel sujet, et dès qu'un épisode histo- rique lui paraissait impropre à la mise en œuvre dramatique, il échap- pait également à son sens musical. Cette observation le confirmait dans l'idée qui lui était déjà venue que les sujets légendaires convenaient beaucoup mieux que ceux de l'histoire à la musique, et cependant il cherchait toujours de ce coté. 11 avait fini par se fixer sur un épisode des derniers temps de la puissance des Hohenstaufen et avait choisi pour personnages principaux Manfred, fils de Frédéric II, et une fille supposée de ce dernier, une jeune Sarrasine, qui relevait le courage abattu de Manfred, le menait de victoire en victoire jusqu'au trône, se faisait tuer pour son frère et lui dévoilait seulement en mourant la parente qui s'opposait à leur union. Wagner avait même assez développé son scénario, lorsqu'un philologue de ses amis lui prêta le conte popu- laire de Tannhaeuser. Il n'était pas sans le connaître, ayant lu jadis le poème de Tieck, qui ne l'avait aucunement satisfait, dit-il ; il savait aussi que Weber avait eu l'idée de traiter ce sujet en musique, et c'était encore un grand attrait pour lui. Bref, cette vieille légende la figure principale se détache d'une façon très claire et très simple, le captiva au plus haut point. 11 était surtout frappé de ce qu'on pouvait la rattacher sans peine au tournoi poétique de la Wartbourg, un épisode on ne peut plus propre à échauffer son inspiration, parce qu'il répondait à merveille à son culte pour la vieille Allemagne. Aussi, pour dédaigneux qu'il se fût montré du poème de Tieck, dont il blâmait « la coquetterie mystique et le catholicisme frivole », il ne laissa pas d'en faire usage. 1 ieck, en effet, avait imaginé que Tannhœuser se rendait au concours des Alintiesinger ouvert à la Wartbourg lorsqu'il rencontra Vénus et se laissa séduire, et Wagner, en adoptant cette idée.

RICliARD WAGNKR 71

a simplement ajouté Tamour entre Tannhicuser et la nièce du comte, amour un instant oublié pour Vénus et qui sauve à la iin le chevalier en farrachant à sa perdition par le repentir'.

Dans sa hâte d'assister aux répétitions de Riciiii, il était arrivé à Dresde avant qu'on fût prêt à les commencer et, pour se distraire, il fit un voyage dans les montagnes de Bohême. II retourna à Tœplitz et bâtit le scénario de Tannlicviiser dans l'endroit même il avait, huit années auparavant, tracé le plan de la Défense d'aimer. 11 s'y mit bientôt de tout cœur : il eut pourtant quelques jours de défaillance après le fâcheux accueil fait à la Cène des Apôtres; il faillit céder au besoin, toujours si impérieux chez l'artiste, d'être applaudi sur l'heure et projeta d'abandonner Taniiluvuser pour revenir à Manfred, qui lui paraissait plus propre à être traité dans le goût du public, d'écrire en quelque sorte un second Rienii. 11 comptait que la Schrœder-Devrient ferait merveille dans le rôle de la Sarrasine, et il lui soumit son projet de drame ; mais elle n'en fut pas satisfaite et le détourna de poursuivre. 11 hésitait d'ailleurs au moment de sacrifier son propre sentiment au goût de la masse et a dépeint lui-même avec énergie à quels combats intérieurs il était alors en proie. « L'heureux change- ment survenu dans ma situation extérieure et la liberté d'esprit qui en était le résultat ; par-dessus tout, l'ivresse de me trouver en contact avec une société nouvelle et sympathique, déterminèrent en - moi un désir de jouissances immédiates qui détournait de sa propre direction mon être intérieur, tel que l'avaient formé les impressions douloureuses du passé et la lutte dans laquelle elles m'avaient jeté. L'inclination naturelle qui entraîne l'homme à la poursuite du bonheur tendait à m'engager dans une voie artistique qui devait bien vite me dégoûter profondément. Je ne pouvais, en effet, trouver de satisfactions dans la vie qu'en acquérant de la renommée comme artiste, et cela n'était possible qu'à la condition de subordonner ma véritable nature au goût public. Il aurait fallu que je me misse à suivre les caprices de la mode et que je me prêtasse à toutes les bassesses de la spéculation, ce qui, au point j'étais arrivé, je le sentais clairement, m'eût fait périr de dégoût. Ainsi, les jouissances positives de la vie se présentaient à moi sous la seule forme que notre monde moderne leur a donnée; et force était pour les obtenir de plier mes facultés d'artiste à des exigences dont je ne connaissais que trop la misérable nature- ».

1. Kn s'efForvant de remonter à la source de l'histoire du tournoi des chanteurs, Wajjner toucha du premier coup à Lohengrin et à ParsiJ'al. En effet, une des copies du « Combat des Chanteurs » amène le poème de Lohengrin et Wagner, ainsi entraine à lire le Parsifal et le Rituel de Wolfram d'Eschenbach, vit « s'ouvrir subitement devant lui tout un monde entièrement nouveau de poésie ».

2. Richard Wagner d'après lui-même, p. lyt).

-^, KICllAKL) WAGNER

11 finit par sortir vainqueur de cette lutte intérieure et sacrifia définitivement Manfrcd à Tannhœitser, l'œuvre qu'il aurait faite selon le goût convenu du public à celle qu'il voulait composer conformément à ses vues sur fart; mais il nourrissait, à vrai dire, le secret espoir de concilier les deux et d'obtenir l'assentiment de la foule sans rien aban- donner de ses idées. lùi quoi il se trompait, comme l'événement allait trop bien le prouver. 11 avait complètement terminé Tann/uvitser en avril 1844, et le soumit à une première révision qu'il eut achevée au mois de décembre. Il y avait travaillé de verve et il l'avait finie avec un tel feu d'inspiration qu'il s'était risqué à faire lithographier la par- tition complète d'après le manuscrit; en juillet 1845, il en envoyait une copie à Cari Gaillard, de Berlin, avec une longue et intéressante lettre : « ...L'arrangement pour piano a déjà été préparé de sorte que, le lendemain de la première représentation, je serai tout à fait libre, ,1'ai l'intention d'être paresseu.x un an ou deux, de passer mon temps à lire et de ne rien produire... Pour qu un ouvrage dramatique soit significatif et original, il faut qu'il résulte d'un i)as en avant dans la vie et la culture de l'artiste ; mais on ne peut faire un tel pas tous les six mois. "

Malgré l'insuccès du J^ûisseaii fantoinc, la direction de l'Opéra de Dresde avait accueilli avec empressement Tannluviiser et faisait de notables dépenses pour le représenter dignement : les décors avaient été commandés à Paris par Dieterle, et les meilleurs chanteurs étaient mis à la disposition de Wagner. Mais la musique les déroutait. Tichatschek tout le premier était chargé du rôle de Tannhceuser, dont il fallut modifier les passages élevés c][ui le fatiguaient trop ; un excellent baryton, Mitterwiirzcr, tenait le personnage de Wolfram ; la nièce de l'auteur, Johanna Wagner, encore novice à la scène, faisait une gra- cieuse Elisabeth, et M""' Schrœder-Devrient figurait une \'énus un peu miire ; elle avait accepté ce rôle uniquement par complaisance et tout en déclarant qu'elle n'en pourrait rien tirer : « Vous êtes un homme de génie, disait-elle à Wagner, mais vous écrivez des choses si excentriques qu'il est impossible de les chanter. » Dettmer et Schloss avaient en partage les rôles du Landgrave et de Walther ; Waechter, ("urti et Riss représentaient Biterolf, Heinrich et Rcimar, et M""' Anna Thiele était le petit berger. La première représentation fut donnée le 19 octobre 1845, devant une salle comble et plus curieuse que sympa- thique; on désirait surtout savoir si l'auteur avait persévéré dans la voie il était entré par le Hollandais l'ulaiit, ou bien si cet échec l'avait décidé à revenir au genre de l'opéra consacré qui lui avait valu le grand succès de là'cii^i. Richard Wagner avait persisté dans

Klt;ilAkD WAGNER ^j

ses idées novatrices et le public en eut un i^rand désappointement ; ce fut un franc insuccès, contrairement à ce que rapportent les narrateurs français, y compris Gasperini, cpii parlent d'ovations, dj rappels, de couronnes, de triomphe. Et savez-vous quelle fut la cause déterminante de ce i4rave échec? La scène du retour de Rome lannhieuser raconte son douloureux voyage et son entrevue avec le pape, autrement dit une des créations les plus admirables qui soient au théâtre et dans l'art musical.

Jusque-là, la représentation s'était traînée assez languissante et les différentes scènes du drame étaient plus ou moins bien accueillies selon le plus ou moins de mélodie et déclat qu'y trouvaient les auditeurs. La scène du Venusberg en particulier, beaucoup moins importante quelle ne le devint par la suite et mal défendue par M""-' Schrœder- Devrient, qui n'avait que trop prévu qu'elle y serait inférieure à elle- même, avait médiocrement disposé l'auditoire : on n'y comprenait pas grand'chose, en dépit des éclaircissements sur la légende de Tannhieuser que l'auteur avait rédigés lui-même et placés en tète du livret qui se vendait dans la salle. Après, cependant, le septuor linal du premier acte avait beaucoup plu et l'on avait rappelé 1 auteur avec les chan- teurs. Puis la marche et quelques mélodies très claires du deuxième acte avaient été mieux reçues et avaient permis de rappeler Wagner encore une fois, cérémonie assez banale en Allemagne l'auteur revient généralement à la hn de la pièce. On avait simplement avancé le moment de cette politesse obligée, et l'on avait bien fait. Le dernier entracte, en effet, ayant duré près d'une demi-heure, avait mis le public de mauvaise humeur, et le long récit de l'annliLeuser, arrivant par là-dessus et durant encore un quart d'heure, acheva d'indisposer l'auditoire. On attendait un air, une franche mélodie, et l'on n'enten- dait qu'un fastidieux récitatif! Haro sur le baudet! Ce fut un toile général contre ce musicien qui, ayant sous la main un ténor tel que Tichatschek, ne trouvait rien de mieux à lui faire chanter au troisième acte, au moment décisif pour le succès, qu'un récitatif interminable, et l'on en conclut aussitôt que le musicien capable d'une pareille faute était complètement à court d'invention mélodique. Ainsi, c'est une des pages les plus inspirées, une des conceptions les plus grandioses qui lit éclater ce sot reproche d'impuissance et de manque de mélodie auquel les détracteurs de Wagner en tout pays ont eu régulièrement recours depuis quarante ans !

Le lendemain de la représentation, Wagner était d autant plus abattu que la douce illusion par lui caressée d'arriver au cœur du public sans rien sacrifier de ses idées réformatrices venait de subir ime

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plus rude atteinte. « Je fus, dit-il, accablé de ce revers et ne pus me dissimuler risolcment dans lequel Je me trouvais. Le petit nombre d'amis qui sympathisaient de cœur avec moi se sentaient eux-mêmes découragés par un vit sentiment de ma pénible situation. Une semaine s'écoula avant que la deuxième représentation pût être donnée, parce que des changements et coupures avaient paru nécessaires pour faciliter Tintelligence de l'ouvrage. Cette semaine eut pour moi le poids d'une vie tout entière. Ce n'est pas une blessure d'amour- propre que j'éprouvai ; j'eus conscience de l'anéantissement absolu de toutes mes illusions. Il devint évident pour moi qu'avec le Taiiii- /uviiser je ne m'étais révélé qu'au petit nombre de mes amis intimes, et non au public à qui je m adressais involontairement par la représentation de l'ouvrage. Il ne me parut pas possible d'accorder cette contradiction. » Malgré cette résignation apparente, Wagner s'était raccroché à ce dernier espoir que la seconde représentation serait un peu mieux comprise; enfin, après huit jours de mortelle attente, les changements étant sus et l'enrouement dont souffrait Tichatschek ayant pris fin, on put rejouer Tauiihœiiser le 27 octobre; cette soirée impatiemment attendue eut un résultat tout pareil. La salle était à moitié vide et les rares spectateurs qui s'étaient égarés ne se montrèrent pas plus clairvoyants que ceux du premier soir; cependant, grâce à la persévérance de la direction et surtout au zèle, au talent des acteurs, on prêta un semblant de vie à l'ouvrage, et, jusqu'à la fin de l'année, en neuf semaines, il put fournir sept repré- sentations '.

Les journaux, tout dun cri, avaient déclaré Tannhœuscr insuppor- table et fort ennuyeux : cela n'avait ni mélodie ni forme. Et puis cette sorte de musique agissait sur les nerfs, sans parler d'un sujet par trop fatigant et douloureux. L'art, disaient les critiques, devait être gai et consolant : pourquoi Tannhœuser n'épousait-il pas Elisabeth ? L'inten- dant royal, alors, expliquait à Wagner que son prédécesseur Weber arrangeait mieux les choses, puisqu'il savait terminer ses opéras d'une façon heureuse. Enfin, c'était un mécontentement général. La Galette du soir, lie Dresde, exaltait par comparaison certain opéra de Ferdinand Hiller, le Rêve d'une nuit de Nocl, représenté à Dresde en avril 1845,

I. « Cette œuvre a excité le plus vit" enthousiasme, écrit-on à la Galette musicale de Paris; l'auteur a été rappelé après chaque acte et, après la représentation, les musiciens de l'orchestre et plus de deux cents jeunes gens se sont rendus processionncllcnient à sa demeure, chacun muni d'un flambeau, pour exécuter sous ses fenêtres une sérénade composée de morceaux choisis dans ses ouvrages et dans ceux de Meyerbcer. u (2 novembre.) Mais, un mois après, force est bien de reconnaître que le succès est illusoire : « Cette partition remarquable a soulevé de vifs et sérieux débats dans le public aussi bien que parmi les hommes ce l'art; mais tout le monde s'accorde à reconnaître que c'est une œuvre capitale et qui fait le plus t;rand honneur au compositeur, u (7 décembre liiJfb.)

RICHARD WAGNER 75

et qui, disait-elle, renfermait bien plus de musique, au sens vrai du mot. La G^iyC'tte de l'Allemagne du Nord badinait : « S'il est vrai que Wagner vise à des hauteurs inconnues, disait-elle en substance, le ciel nous préserve de Ty voir atteindre ! Un ennui si pesant cou- ronne ces hauteurs qu'elles sont inaccessibles et qu'on n"y pourrait durer. » Enfin la Nouvelle Gaiette de musique, dont Schumann avait abandonné la direction, lui fit payer ses éloges antérieurs en s'achar- nant par deux fois contre le poème et la musique, dont elle faisait ressortir l'obscurité et les invraisemblances : Wagner, à ce coup, dut bien connaître que Schumann n'était plus là.

Les musiciens de profession n'étaient pas plus favorables que la presse à Tannhœuser. Mendelssohn, après audition, disait simplement à l'auteur « qu'une entrée canonique dans l'adagio du deuxième finale lui avait fait plaisir » ; Maurice Hauptmann, qui avait remplacé Weinlig à l'école Saint-Thomas, mandait à Spohr que « l'ouverture était tout à fait atroce, incroyablement longue, gauche et fastidieuse ». Et Spohr, quand il l'eut fait jouer à Cassel en i853, écrivit à Hauptmann « que cet opéra contenait beaucoup d'idées neuves et belles, mais aussi quantité de passages fâcheux pour l'oreille « ; puis dans une lettre suivante il avouait s'être habitué, par des auditions répétées, à bien des choses qui l'avaient d'abord blessé et il ajoutait « qu'il n'y avait plus que l'absence de rythmes définis et le manque fréquent de périodes arrondies qui continuassent à le troubler ». Schumann, car il était venu habiter Dresde à l'automne de 1844, écrivait à Dorn le 7 janvier 1846 : « Je voudrais que vous puissiez entendre Tauuhœuser ; il contient des parties plus profondes, plus originales, bref, cent fois meilleures que les précédents opéras, et en même temps beaucoup de phrases musicalement triviales. En somme, Wagner peut prendre une grande importance au théâtre et je suis certain qu'il possède le courage néces- saire. Les moyens techniques, par exemple l'instrumentation, sont tout à fait remarquables, incomparablement plus sûrs qu'auparavant. II a déjà fait un nouveau livret, Lohengrin. »

Schumann, dès cette époque, avait presque entièrement renoncé à rédiger des études critiques de longue haleine, mais qu'une œuvre musicale le frappât en bien ou en mal et, sitôt rentré chez lui, il notait rapidement son impression sur des tablettes journalières : ces brèves mentions, éparses de 1847 ^' i85o, forment comme un Carnet théâtral. Or, on y lit à la date du 7 août 1847 : « Tannhœuser, de Richard Wagner. 11 est impossible de parler de cet ouvrage en peu de mots. Ce qui est hors de doute, c'est qu'il a la couleur d'une œuvre de génie. Si Wagner avait autant de mélodie que d'ingéniosité,

yC, RICHARD WAGNFR

il serait l'homme privilégié de son temps. Cet opéra fournirait matière à quantité crobservations ; il mérite bien que je me réserve cette tâche pour plus tard'. » Il n'y revint jamais. Et d'ailleurs