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DIALOGUES
DU
LANGAGE FRANÇOIS
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ITALIANIZÉ
TOME II
DEUX DIALOGUES
DU NOUVEAU
LANGAGE FRANÇOIS
ITALIANIZÉ
et ttutrenunt desgub^i, principaUment entre les courtisans de u temps
PAR
HENRI ESTIENNE
Réimprimé sur l'édition originale et unique de l'Auteur \i 578)
PARIS
ISIDORE LISEUX, ÉDITEUR Qiiai Malaquais, No 5
1883
ISÎl
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DIALOGVE
SECOND
DU LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZE
ELTOPHiLE. le VOUS y pren, monfieur Philaufone, ie vous y pren. vouseftiez en vne trefprofonde cogitation. Il va bien que ie n'y eftois pas fi auant que vous, car nous nous fuflions entrerencontrez fans en fçauoir rien. Or vous fçay ie bon gré que vous eftes homme de promefle : & prie Dieu de vous donner le bon iour.
Philavsone. a vous aufsi foit-il donné. le vous baife la main de la bonne diligence dont vous auez vfé. car s'il m'euft falu vous attendre, vous m'euf- fiez faid beaucoup ftenter.
Celtophile. l'auois mis vn bon ordre pour ne m' oublier pas, craignant vous faire attendre.
Philavsone. l'interprète vne telle crainte à vne grande amoreuoleffe. Et quant à vous, pour mon II I
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regard, vous deuiez bien faire eftat de me tronuer ici, puifque ie vous aues promis de venir à l'heure. Car ie veux bien que voftre feigneurie fçache que ce feret vne choufe fort ftrane à tous ceux qui me cognoiflent, de me voir manquer à ma parole. Et (pour ne vous point mentir) il m'increfce fort de voir vn tel manquement d'vn autre en mon endret.
Celtophile. Tout va bien : nous ne pouuons aucunement nous plaindre l'vn de l'autre. Car cefte promefle a efté tenue non feulement refpediue- ment (s'il eft licite de parler chicaniquement e^ prefence d'vn fi braue courtifan) mais aufsi trefega- lement. Car ie penfe que û on contoit les pas qui font depuis nos maifons iufques ici, on trouueroit pareille diflance depuis l'vne que depuis l'autre. Mais comment vous portez-vous depuis hier ?
Philavsone. Veci la refte. Il femble que vous trouuiez cefte refponfe eftrange.
Celtophile. le vous confefle qu'elle m'eft nou- nelle : ie ne fçay pas fi l'ayant bien confideree, ie la trouueray eftrange.
Philavsone. Telle qu'elle cft, auiourdhuy on l'oit de plufieurs. Car quand on leur demande, Comment vous portez vous, ou Comment vous eftes vous porté, depuis que ie ne vous ay veu, ils difent, Voyci la refte : ou, Vous voyez la refte.
Celtophile. le penfe & repenfe pourquoy ils parlent ainfi : mais ie ne puis trouaer la raifon.
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Ains il me femble que telle refponse ne peut auoir lieu fînoa quand on auroit vfé de ce propos (ou autre femblable) Voftre maladie vous a ofté beau- coup de voftre bonne couleur. Ou, vous a ofté beaucoup de voftre embompoint. Car cefte refponfe feroit aucunement conuenable, Voyci la refte. ou, Vous voyez la refte.
Philavsone. Ce n'eft pas fans raifon que vous reiettez cefte façon de parler, en ceft vfage que ie luy ay donné : mais ie vous ay aduerti parcideuant qu'on vfet de plufteurs mots & façons de parler pour le iourd'huy, ou il ne falet cercher ni r^Tne ni raifon. Et ce mot r}-me vient bien à propos à ce dont il eft queftion, eftant did (comme vous fçauez) au lieu de rythme, du Grec rythmas (encore qu'on appelle ryme, les homœoteleutes qui font es vers Frances) car on pourret dire vrayement qu'en leurs nouuelles façons de parler, aufsi bien qu'en leurs nouuelles façons de faire (quant à la plus grand'part) il n'y a rien de ce qui eftet appelé par les Grecs rythmas : & que omnia funt arrythma. Vêla pour- quoy il ne fe faut pas amufer à cercher les raifons de telles nouuelles façons. Et auez vn bel exemple en cefte refponfe dont vous m'auez repris. Car en- core qu'auiourdhuy elle coure par les bouches de plufieurs, toutesfois la vouloir fonder fur quelque raifon, ce feret vouloir (comme dit ce bon valet à fon maiftre en vue des comédies de Terence) cum ratiane infanire.
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Celtophile. Vous me faites maintenant grand plaifir.
Philavsone, le prend grand plaifir à vous faire plaifir. Mais en quoy dites-vous que ie vous fay grand plaifir?
Celtophile. En ce que maintenant vous con- feflez tout librement comme il va du langage nou- ueau d'auiourdhuy. A quoy i'apperçoy que cefte nuit vous auez penfé vn peu à voftre confcience. Et cefte confefsion fera caufe que ie vous pardonneray quelques mots italianizez, dont vous avez farci voftre langage au commancement.
Philavsone. Vous me les deuez bien pardonner, puifque c'a efté de premier abord. Et encore fi par bouffées i'en lafche quelques-vns, il vous plaira ne m'en faire point la guerre : pource qu'il me prend des mots italianizez, ainfi que des iuremens à quelques-vns qui s'en veulent garder, car après que ie m'en fuis gardé affez long temps, ils m'efchappent tout foudain. Mais quand ie vous regarderay au vifage, alors metus & magifUr prohibebunt.
Celtophile. le fuis content d'eftre voftre ma- gifter en cela, puifqu'il vous plaift m'appeler ainfi : mais vous n'auez pas eu fi bon marché de moy, quant à ccft office de magifter, comme ie l'ay de vous : & encore moins l'aurez, s'il vous plaift me continuer la leçon que vous me commançaftes hier : cependant que nous irons chez monfieur Philalethe :
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lequel nous rendra refolus de ce dont nous le fîmes iuge.
Philavsoke. Il ne tiendra pas à moy que vous ne deueniez grand clerc en tout ce qui concerne le cour- tifanefme, non feulement quant au langage, ains quant à quelques façons de faire aufsi. Car (comme le vous ay dift tantoft) ie pren grand plaifir à vous faire plaifir. Mais ie m'eftonne de ce que vous efti- mez que vous n'euftes hier que le commancement de cefte leçon. Car quant à moy, ie di que ie l'aues défia fort auancee.
Celtophile. Aufsi i'ay entendu ce mot Comman- cement à la façon du prouerbe, Dimidium faâi qui cœpit habet. Mais que voulez-vous mieux? ie me contenteray que vous repreniez le propos depuis là ou vous le laillaftes.
Philavsone. Vous ne demandez que la raifon.
Celtophile. Il vous plaira donc vous fouuenir que vous demouraftes fur les mots nouueaux appar- tenans à la guerre. Et ce qui m'en fait auoir bonne mémoire, c'eft qu'alors mefme que le propos fut interrompu, à caufe que la nuit approchoit, ie vous voulois parler de la guerre qui fe faid fur mer.
Philavsone. Que me vouliez-vous dire touchant cefte guerre ?
Celtophile. le voulois vous demander fi en cefte guerre aufsi il-y-auoit pas bien du remuement de mefnage es termes desquels on vfe : & l'interro-
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gation que ie vous voulois faire alors, ie vous la fay maintenant.
Philavsone. Et moy pareillement vous feray maintenant la refponfe que ie vous eufle faide alors : c'eft que ie ne doute pas qu'on n'y ait remué bien du mefnage aufsi bien en cefte-la qu'en l'autre, quant aux termes dont on vfe (car quant aux façons de faire nouuelles en toutes les deux, vous les fçau- rez d'ailleurs) mais ie penfe qu'il n'y en ait pas tant : pource qu'elle a efté affez long temps difcon- tinuee. Et comme cefte guerre n'eft pas tant ordi- naire que l'autre, aufsi ce changement, foit petit, foit grand, ne peut pas eflre fi cogneu. loint que ie fuis comme furpris, car ie ne penfes pas que vous deuffiez vous enquérir fi auant.
Celtophile. le vous prie monfieur Philaufone, laiffer toutes ces excufes, ce qui ne vous viendra maintenant en mémoire, pourra venir vne autre fois.
Philavsone. Il me fouuient bien de quelques mots qui pourroyent eftre nouueaux à d'autres : mais ie ne fçay pas s'ils le feront à vous aufsi.
Celtophile. Dites-les à toutes auentures.
Philavsone, A propos de Pauois, dont nous par- lafmes hier, il me fouuient du mot Pauoifade. pour lequel on prononce aufsi Pauigeade. Et ce mot eft dift des deux rengs de pauois qui font es deux coflez de la galère, pour couurir ceux qui rament. Et pour Ramer on dit aufsi Gafcher : lequel mot ie
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f enfe n'eftre point nouueau. Mais il ne me fouuient pas fi défia de voftre temps on vfet de furgir, pour prendre terre & ancrer. Il uoit de loing furgir une najjeîle, dit loachim Dubellay. le ne fçay pas aufsi quant à ce mot Flotte, pour fignifier ce que les Latins ont appelé ClaJJïs, (quand ils le prenoyent pour vne quantité de vailleaux) s'il eftet en vfage défia de vofl:re temps. Aucuns adiouftent ces mots, De nauires. car ils difent Vne flotte de nauires. mais cefte adiondion n'eft point neceflaire. Et ce que les Latins difoyent Deducere clajfem, c'eft Faire flotter. le doute aufsi touchant ce mot Capitanejfe, ou Capitainejfe, s'il eftet vfité des lors, pour fignifier la galère que les Grecs appeloyent femblablement (c'eft à dire, d'vn mot ayant fignification correspon- dante) Stratcgis, ou Nauarchis: les Latins, Pratoria nauis. Mais ie penfe maintenant en moymefine, fi, lors que i'ay did que Flotte eftet ce que les Latins appeloyent Claffis, quand ils prenoyent ce mot pour vne quantité de vaiflieaux, vous auez bien entendu ce mot Vaifleaux, pour fignifier les nauires, ou galees. Toutesfois ie m'auife maintenant que ie n'en doy pas douter, & qu'il deuet bien eftre vfité auant voftre pérégrination, car i'ay opinion que ceft vfage foit ancien. Quoy qu'il en foit, on parle ainfi en la cour pour le iour d'huy, Le grand feigneur arme cent vailleaux.
Celtophile. Il me femble bien que defia auant mon départ on vfoit de ce mot en cefte fignification :
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mais ie n'en puis afleurer. le confefle bien que ie trouue vn tel vfage de ce mot de fort bonne grâce, foit ancien, ou non. Car c'eft faire aux nauires ou galères l'honneur qui leur appartient, de les appeler Vaiffeaux (fans adioufter quelque queue) pour de- monflrer vne excellence : comme eftans les vais- seaux qui en grandeur furpalTent fans comparaifon tous autres : iufques à pouuoir eflre appelez des maifons, voire (aucuns) des chafteaux : pour le moins, des petis chafteaux. Toutesfois ni les Grecs ni les Latins n'vfent point ainfi de leurs mots qui ont la mefine fignification. car ni les deux Grecs Angeion & Svlcuos, ni le Latin Vas ne fignifient point cela : pour le moins ie n'en ay aucune fouue- nance : ni quant au pluriel aufsi.
Philavsone. On dit aufsi quelquesfois Les uoiîeSy pour Les vaifleaux. comme quand on parle ainfi, Le grand feigneur à vne armée de deux cents voiles.
Celtophile. le trouue aufsi cefte façon de parler aflez gentille : & mefmement me femble auoir ie ne fçay quoy de poétique : voire que les poètes Latins ont commun auec les Grecs, car ils nomment fou- uent les chofes par le nom d'vne feule partie d'icelles (comme vous fçauez) & principalement quant aux nauires.
Philavsone. Mais on vous refpondra que la voile n'eft pas vne partie du nauire, mais pluftoft vne partie de ce qui appartient à l'cquippage du navire,
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& qui eft comme l'attirai (s'il eft licite d'vfer de ce mot en telle choufe) que les Latins ont appelé Armamenta nauis. Or les poètes ne fignifient pas vn nauire par le nom de la voile, ou du mas, mais par le nom de la proue, ou de la pouppe, ou de la carine.
Celtophile. Vous elles vn mauuais homme, de ne m'auoir pas voulu laifler pafler cefte la : mefme- ment veu que vous pouuiez bien penfer que ie vous voulois gratifier en louant ainfi l'vûge d'un tel mot. Mais encores auois-je de quoy me reuenger. car fi vous entendez vn nauire qui eft du tout equippee, la voile peut eftre dide vne partie d'iceUe.
Philavsone. Me pourriez vous bien prouuer cela par vn bon fyllogifme ?
Celtophile. Pourquoy non? en voila vn furie champ. La voile eft de l'equippage du nauire : l'equippage du nauire, eft vne partie du nauire : ergo la voile eft vne partie du nauire.
Philavsone. Comment vous y allez, vous auriez bien toft gagné voftre procès qui vous laifleret faire. Mais ie vous nie voftre mineur, que l'equippage du nauire foit vne partie d'icelle. Et quand vous m'au- riez prouué cefte mineur, encore vous pourres ie nier voftre conclufion. car il n'eft pas neceflaire que ce qui fe dit de tout l'equippage, foit did aufsi de chacune des pièces d'iceluy.
Celtophile. le voy bien que c'eft, vous eftes Il 2
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trop fubtil pour moy : il vaut mieux que ie vous donne des maintenant caufe gagnée.
Philavsone, Et toutesfois vous penfez qu'entre nous courtifans ne foyons que des ignorans.
Celtophile. Pleuft à Dieu, monfieur Piiilaufone, que la cour fuft bien fournie de perfonnages qui vous puflent féconder: la demeure y feroit beau- coup plus plaifante. Mais i'ay pris garde que vous auez did toufiours Nauire en genre mafculin.
Philavsone. le I'ay did félon la mode qui trotte. Car à propos de changemens qui font venus depuis voftre partement, ceftuy-ci en eft vn, qu'on a changé les genres d'aucuns mots. Et quant à faire vn maf- culin d'vn féminin, comme on dit Vn nauire & Le nauire, pour Vne nauire & La nauire : aufsi Vn comté, Vn duché, pour Vne comté, Vne duché.
Celtophile. Encore ce changement feroit plus tolerable en ces mots, qu'en celluy-la Nauire. Car outre ce que le Latin Nauis, d'où il vient, eft de genre féminin (comme aufsi le Grec tiaus) on voit bien que la terminaifon du mot Nauire conuient au genre féminin pluftoft qu'au mafculin.
Philavsone. le vous confelfe tout cela : mais tant y-a qu'on parle ainfi. Peu s'en eft fallu que ie n'aye did Ainfm, comme aufsi parlent quelques courtifans, portans enuie aux Parifiens d'vn fi beau mot.
Celtophile. l'aimerois mieux cuir dix fois Ain- jin (encore que ce mot femble tenir vo peu de la
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badauderie) qu'ouir vne fois Vn nauire. Car ce changement de genre eft beaucoup plus infuppor- table à mes oreilles, comme eftant faid en defpit de toutes règles & obferuations, & en defpit de tous ceux qui s'y veulent arrefler.
Philavsoke. Si efl-ce que quand vous ferez à la cour, il vous faudra paiTer par la, ou par la feneftre.
Celtophile. l'efpere qu'y eftant ie ne pafferay ni par la, ni par la feneftre.
Philavsone. Vous ne vous accommoderez donc pas.
Celtophile. Vous verrez comme ie feray alors que i'y feray. laiflez moy le penfement. Mais il me fouuient que vous auez tantoft did Galees, aufsi bien que Galères.
Philavsoke. Ouy : & toutesfois on dit aufsi Ga- lères, mais Galees s'accorde mieux auec le langage Italien. Et à propos de ce mot, ie croy que défia de voftre temps on parlet aufsi de Galion, & de Galiote.
Celtophile. Il ne m'en fouuient pas bien : mais tous deux ont forme de diminutifs.
Philavsone. Les fignifications toutesfois font bien différentes, car Galion c'eft un vailTeau rond, que les princes ont en leurs armées pour leur prin- cipale pièce : & a cela entr'aulres choufes, qu'il eft mieux renforcé que le refte des vaiffeaux. Quant à Galiote, ie croy que c'eft vne efpece de vaiileau de mer, long, qui eft entre brigantin & galère : duquel
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on dit que les Turcs & Mores courfaires vfent ordi- nairement,
Celtophile. le fuis ioyeux de ce que vous auez parlé des Turcs. Car ce mot me remettra en mé- moire vne interrogation que ie voulois vous faire touchant ces mots, Le grand feigneur, dont vous auez vfé deux fois : û c'eft la couftume de la cour d'appeler l'empereur des Turcs, Le grand fei- gneur.
Philavsone. Non feulement les courtifans, mais les autres aufsi l'appellent ainfi : & c'eft à l'exemple des Italiens, qui l'appellent, // gran [ignore, comme vous pouuez fçauoir.
Celtophile. C'eft grand cas que nous donnions à ceft empereur le titre que nous deiu-ions referuer à Dieu.
Philavsone. Aufsi eft-ce grand cas qu'il foit fi puifTant que nous fommes contraints de confelTer par ce titre fi magnifique, que Dieu luy a donné vne puiffance plus grande fans comparaifon, qu'à aucun prince Chreftien. Qu'y feriez-vous? ne faut-il pas que nous confefsions la vérité ?
Celtophile. Mais ie defirerois que les Chreftiens, en confeffant la vérité touchant ceci, quand & quand en fiffent leur prouffit, & qu'ils penfaflcnt mieux à leurs affaires.
Philavsone. Il ferct bien à defirer.
Celtophile. Mais quand vous oyez les Chreftiens appeler ceft empereur, ou ce roy des Turcs, Le
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grand feigneur, cela vous fait-il point fouuenir des Grecs, qui appeloyent le roy des Perfes, Le grand roy, ou Le roy, fans rien adioufter ?
Philavsone. Peu fouuent oy-je nommer ceftui la, qu'il ne me fouuienne de ceftui-ci. le trouue aufsi qu'il y-a conformité de la grandeur & magnificence de l'vn auec celle de l'autre en quelques choufes. Et ce qui m'y a faid regarder de près, c'a efté ce que i'ay trouué remarqué par Henri Eftienne, touchant quelque façon de parler, que le grand feigneur (puifque vous l'appelez ainfi) a retenue de celuy que les Grecs nommoyent Le grand roy. C'eft qu'on dit, A la porte du grand feigneur, au lieu de dire, A la cour.
Celtophile. La cour de celuy que les Grecs appeloyent Le grand roy, ou Le roy, fans aucune adiondion (c'eft afçauoirle roy des Perses) eftoit-elle nommée d'vn mot ayant cefte fignification de porte ?
Philavsone. Ouy. Et qu'ainfi foit, il y a vn paf- fage en la Cyropedie, ou Cyrus, fils du roy Cyrus, dit à là mère, que fon pere-grand eft le plus bel homme entre tous les Medes qu'il ait veu ni par les chemins ni à la cour de fon père. Mais ceux qui auoyent interprété Xenophon auparauant, n'auoyent pas pris garde que le mot Grec Thyra s'entendet tant là qu'en quelques autres paffages du mefme auteur, de la cour du roy. Et quant à ceftui-ci duquel ie parle, qui eft au premier liure de la Cyropedie, celuy qui l'auet traduitte en Frances, trouuant
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eftrange que le fils de Cyrus parlaft des portes, comme d'vn lieu où il auct eu moyen de voir beau- coup de perfonnes, s'eftet aduifé d'vn expédient, au moins d'vne choufe qu'il penfet eftrevn expédient, fçauoir eft des portes, ou de la porte (car c'eft vn pluriel, qui fe peut aufsi interpréter par noftre fin- gulier, comme le pluriel Latin Fores} en faire des feneftres. Tellement qu'il faire dire au ieune Cyrus, que fon grand-pere eft le plus bel homme entre tous les Medes qu'il ait peu voir iufques alors aux rues & feneftres. Mais (comme a remonftré depuis Henri Eftiene) ceftuy-la entre autres choufes deuet confiderer que les Grecs n'appellent pas les feneftres Thyms, mais Thyridas : comme qui diret Des petites portes. Bref, il prouue très bien ce que i'ay did, que la cour du grand feigneur s'appelle d'vn mot fem- blable (quant à la fignification) à celuy duquel eftet appelé celle du roy des Perfes.
Celtophile. le nevoudrois pas pour grand'chofe que nous ne fufsions tombez fur le propos du grand feigneur : car ie n'euflc pas appris ceci de vous. Mais ie penfe à celuy qui a interprété cefte Cyropedie en François, comment des portes il en faifoit des feneftres.
Philavsone. Il luy femblet que pcrfonne ne pourret efchapper mieux à fon honneur de ce paf- fage.
Celtophile. le croy bien qu'il penfoit auoir trouué
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la feue au gafteau (comme on dit communément) s'eftant auifé de cefte interprétation.
Philavsoke. N'en doutez pas. Or me fouuient-il d'vne hardiefle dont vfe ce mefme interprète en ce paffage : laquelle fut caufe vn iour de faire bien moquer vn certain courtifan en fa prefence. On deuifet de cefte couftume que nous auons en France, & principalement en la cour, de dire Monfieur , au lieu de dire Mon père, & Madame, ou Madamoifelle , en parlant à fa mère. Car (comme vous fçauez) depuis qu'il eft queftion de quelque grandeur, ces mots de Père & de Mère font renuoyez bien loing, comme ayans ie ne fçay quoy de trop vil & abiect. Et notamment cela s'obferue ou il eft question non feulement de grandeur, mais aufsi de maiefté. car le fils du roy luy dit, (comme vous fçauez) Monfieur, non pas Mon père, ou Monfieur mon père : & à la roine fa mère il dit, Madame, non pas Ma mère, ou Madame ma mère. Nous donques eftans fur ce deuis, vn certain courtifan, voulant monftrer qu'il auet leu la Cyropedie de Xenophon, allega l'ancien- neté : difant que défia Cyrus, fils de Cyrus, parlant à iâ mère, ne luy difet pas Ma mère, ains vfet d'vn mot qui eftet coirefpondant à Madame. Moy, qui me fouuenes du paffage & du mot Grec, luy de- manday fi Mr,ter fignifiet pas Ma mère. Inconti- nent il me refpondit que quant au Grec, il n'y en- tendet note : mais qu'il difet cela in fide parentum, s'en fiant & rapportant à l'interprète, qui auet ainû
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traduift. Alors luy fut donné vn bon aduertiflement par vn qui auet plus d'autorité que moy, pour fe tenir mieux fur fes gardes, quand il allegueret quelque paffage d'un auteur qui feret interprété, d'adioufter, Si l'interprète traduit bien.
Celtophile. L'aduertiflement eftoit bon. Mais ie m'esbahi de ceft interprète, qu'il ait eu fi peu de confideration que de vouloir, en traduifant ainii, cacher au ledeur la fimplicité et honnefté ancienne, qui eft vrayement naturelle, & mettre en fa place vne façon de parler, qui ne peut eflre fi ancienne qu'elle ne foit nouuelle (à comparaifon de l'autre) & en laquelle on vfe d'vn defguifement, ou changement répugnant à nature.
Philavsone. De ma part, ie n'ay point fouuenance d'avoir leu en aucun auteur Grec ou Latin, que le père (quelque grand feigneur qu'il fuft) ne fuft appelé père par fes enfants : & la mère aufsi, mère, quelque grande dame qu'elle fuft.
Celtophile. Ni moy aufsi. Et diray toufiours que le deuoir naturel & l'honnefteté naturelle com- mandent de dire à fon père, Mon père, & à fa more. Ma mère : ou bien Monfieur mon père, & Madame ma mère.
Philavsone. On vous refpondra que ceci feret trop long.
Celtophile. le repliqueray qu'il n'y a point de deuoir naturel qui foit trop long, ni d'honnefteté naturelle qui foit trop longue.
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Philavsone. Il-y-a bien (félon la qualité des maifons) ou combien que le fils parlant de fon père dit Monfieur mon père : toutesfois en parlant à luy, il dit Monfieur, fans adioufter Mon père, car ce Monfieur, fans cefl:e queue , efl: plus feigneurial, & fent mieux fa grandeur.
Celtophile. Vous dites cela félon leur opinion.
Philavsone. Vous le pouuez bien penfer, & que ie n'ay garde d'approuuer cela, veu ce que ie vous ay defia did. Et puis ie confidere autre choufe : c'efl: que nous voyons mefmement que comme ces noms de Père & de Mère fe donnent de noftre temps aux vieilles perfonnes par les ieunes, qui en cela leur veulent faire honneur, & monftrer la reuerence qu'ils portent àvieillefle : ainfi du temps des anciens les mots correfpondans à ceux-ci auoyent cefl; vfage. Et quant à ceci, Henri Eftienne (duquel il a efté faid mention tantoft) en fon Threfor de la langue Greque monfl:re qu'Homère a ainfi vfé du vocatif Grec Pater en quelques endrets. Et en Theocrite aufsi, au poème qui efl appelé Adoniaxpufai, il eft did à vue vieille femme par deux ieunes, ou pour le moins, qui ne font pas fi aagees, Mater, car vous fçauez que Mater eft: Grec Dorique, pour Mr.ter. En ce mefme Threfor eft montré l'honneur qui a efté faid au mot Pater encores en quelques autres fortes : dont l'vne eft en ce titre, Pater patria. Mais quant aux ieunes appelans par honneur & reuerence les vieux, leurs pères, le réciproque aufsi eftet en vfage :
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c'eft que les vieilles perfonnes appeloyent les ieunes Leurs fils, & leurs filles : ou toutesfois la reciproca- tion n'eftet pas quant à l'honneur & reuerence. car c'eftet pluftoft vue demonftration d'amitié & de bonne affedion. En ce Threfor eft produit Tecos, pour exemple de ceci. Et en ce poème de Theocrite dont ie vien de faire mention, il y-a aufsi Tecna did pareillement. Car ces ieunes femmes ayans demandé à vne vieille, qu'elles rencontrèrent en leur chemin. Ex a€laSy ô mater? elle leur refpond, Egon, ô tecna. Et Iule Cefar, quand il vit que Brutus aufsi eftet de ceux qui luy tiroyent des coups d'efpee, luy dit, Kai fy tecnon? c'eft à dire. Et toy aufsi mon fils? Comme s'il euft did, Et toy mon fils, en es tu aufsi ? Ce qui monftre euidemment que c'eftet vn mot ordi- naire pour monftrer vne grande amitié qu'on portet à quelcun. Car parmi tant de coups d'efpee venans fi foudain & fi inopinément, il n'euft pas eu le loifir de cercher bien loing quelque mot, pour exprimer cela. Et diray encore ceci comme en paflant tou- chant cefte parole, qu'il faut confiderer vn raerueil- leux naturel en Cefar, en cas de douceur, car qui eft celuy auiourdhuy, qui fe voyant ainfi furpris & chargé à l'improuifte de tant de coups d'efpee, vfaft de tel langage à l'vn de ceux qui le chargeret, lequel lors feulement fe declareret fon ennemi mortel, au lieu qu'il eftet eftimé fon plus grand ami? Au lieu de dire. Et toy aufsi mon fils, que diret-il ? Il eft cer- tain qu'il diret pluftoft, Et toy aufsi, mefchant traiftre :
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OU vferet d'autres paroles femblables. QuelcuQ pourret penfer qu'il auret ainfi parlé pour l'efmou- uoir à pitié (comme vrayement telles paroles eftoyent pour rompre va cueur d'acier) mais il faut confi- derer que quand Cefar vfa de ces paroles, il voyet defia bien que c'eftet faid de foy : & que quand il euft eu dix vies, il n'en euft pas fauué vne. Or pour retourner, du nom de Fils, au nom de Père, on voit par ce que i'ay allégué, combien d'honneur les anciens faifoyent à c'eftuy-ci (ie di à ce nom de Père) quand ils s'en feruoyent pour honnorer non feulement la chojife à laquelle nature nous com- mande porter reuerence, fçauoir eft à vieilleffe : mais aufsi pour faire vne proteftation fort hono- rable, & toutefois fort brieue, du deuoir qu'ils auoyent à celuy lequel ils recognoiflbyent leur bien- faideur en toutes fortes de bienfaids. Car on peut dire (ce me femble) que le titre de Pater patria em- porte tout cela, duquel exemple ie me contenteray pour le prefent, encore que ie puilTe adioufter quel- ques autres vfages de ce mot, par lefquels les Rommains l'honnoroyent merueilleufement . le n'allegueray point ausfi qu'ils appeloyent chacun de leurs dieux (lelquels ils ne fçauoyent pas eftre faux dieux) Pater, & fpecialement le plus grand d'entr'eux (ce qui eftet venu des Grecs) mais i'allegueray que le vray & feul Dieu que nous adorons, veut eftre appelé par nous Père. Laquelle allégation n'eftant fubiede à aucun contredid, pour eftre fondée fur autorité
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non humaine, mais diuine, i'aures grand tort fi ie ne l'eftimes aflcz valable fans eftre accompagnée de quelque autre. Et tant plus celle raifon doit eftre mife par nous en confideration, que nous voyons, nos anceftres, ou pluftoft les anceftres des anceftres de nos anceftres, fans fçauoir cela, toutesfois d'vn feul inftind naturel auoir faid û grand cas de ce nom, ou titre, qu'ils ont penfé qu'on n'en pouuet trouuer vn plus conuenable à la diuinité. Et toutes- fois quant à l'honneur que l'ancienneté faifet à ce nom de Père, il eft certain que les plus anciens en portoyent encore d'auantage que les moins anciens : & que tel honneur à toufiours rétrogradé, (comme plufieurs autres bonnes choufes) & ce, d'autant que ces plus anciens portoyent plus d'honneur à vieillefle : tefmoin ce que dit luuenal, faisant com- paraifon de fon temps auec le temps paflé, en fa trezieme fatyre,
Credebant Jxx grande tuf as, & morte piandum, Si iuuenis tutulo non ajjurrexerat , & fi Barbato cuicunque puer : licet ip/e uideret Plura doini farra, & maiores glandis actruos.
Et neantmoins il eft certain que du temps de luuenal il-y-auet encore des reliques de ccfte reuerence antique qu'on portât à vieillefTe, beaucoup plus grandes qu'elles n'ont efté depuis. Et tant plus cefte reuerence s'eft diminuée, tant moins le nom de Pcre a efté honnoré, Toutesfois ce n'eft que depuis peu
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de temps que les enfans ont quitté le nom de Père & de Mère, en parlant à leurs pères & mères. le ne veux point contreroler le mot duquel vfent auiour- dhuy les enfans des roys, -vfent auû'i leurs femmes, vfent fes frères, en parlant àluy (caron diret que ce feret vouloir corriger Magnificat) mais ceci oferay-ie bien dire, que ce n'eft pas feulement contre la cou- ftume ancienne des autres pays, & mefmement des Grecs & des Latins, mais auffi (comme ie croy) de la France. Et quand bien cela auret efté de tout temps, que les enfans du roy auroyent did à leur père, Monfîeur, non pas Mon père, & à leur mère. Madame, non pas Ma mère, s'enfuiuret-il que tant de pères & mères, voire iufques à ceux & celles qui font moins que fimples gentils-hommes & que fimples gentifemmes, deuflent faire monftre de quelque grandeur, en ce qu'ils font dire à leurs enfans Monfieur & Madame (ou Madamoifelle) au lieu de dire Mon père, & de dire Ma mère? N'eft-ce pas vne grande pitié, que ce mot Père, eftant fi honorable & vénérable, & outre cela ayant telle énergie, qu'on eft contraint, de son propre & naturel vûge le transférer à autres, pource qu'on ne trouue aucun qu'on puft accommoder à choufes si grandes, toutesfois entre les grands, & ceux aufsi qui veulent faire ou contrefaire les grands, tout au contraire il perde toute fa réputation & tout fon crédit? Car on peut bien dire vrayement que le mot Père perd ù. réputation entre les grands, quand ils eftiment que fi
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leurs enfans les appèloyent leurs pères, cela dimi- nueret beaucoup de leur grandeur. Mais encore pre- nons le cas que les grands princes ayent quelque raifon en cela : permettons leur de cercher les moyens d'eftre différens des autres hommes en toutes choufes, voire iusques à fe fafcher (quant à aucuns) de ce qu'il leur faut (comme diset vn comique Grec) humer le mefme air que hument les autres hommes : faut-il que ceux qui ne font rien moins que grands, prennent le titre de grandeur non d'ailleurs que de l'imitation des grands en cefte chose, & autres telles ? Il faut vfer de cefte façon de faire, de cefte façon de parler : il faut tenir tel & tel langage. Pourquoy ? pourceque cela eft feigneurial, pourceque cela fent fa grandeur. Il faut eftre ainfi habillé : pourquoy ? pourceque cela fent fa grandeur. Celtophile. le penfe bien que du temps que les mères allaittoyent leurs enfans ellefmefmes, elles prenoyent bien plus de plaifir à ouir le nom de Mère : & cela eft vrayfemblable. Mais defia long temps auant mon départ cefte couftume commançoit fort à fe perdre, que les mères fiflent ceft office de mère, non feulement quant aux dames & damoifelles, mais aufsi quant aux femmes de marchands, voire toutes celles dont les maris eftoyent gens aifez, ou pour le moins auoyent honnefteraent de quoy : encore que tant les vues que les autres n'euflent aucune excufe de cefte charge. Et toutesfois vous fçauez que Plu- tarque, encore qu'il foit paycn, remonftre aux
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femmes que nature leur commande d'eftre nourrices ellefmefmes de leurs enfans, fi faire fe peut : & par vne grande pouruoyance leur a baillé deux mamelles, pour en nourrir deux, quand ils nàiftroyent d'vne ventrée. Or fçay-ie bien que le temps paffé en France mefmement il y auoit des roines qui allaittoyent leurs enfans. Car on lit d'vne notamment, qui eftoit fortie d'Hefpagne, laquelle ayant defia allaitté fon en- fant long temps, & eftant aduenu vn iour qu'vne ieune dame luy auoit baillé la mamelle, penfant bien faire, pource qu'il crioit, & que la mère eftoit em- pefchee à parler à quelque ambaffadeur : elle en fat fi defpitee, qu'elle ne celîa point iufques à ce qu'elle euft faid rendre à l'enfant le laid qu'il auoit eu de cefte ieune dame, pource qu'elle defiroit que fon enfant, s'il eftoit pofsible, ne fuft nourri d'autre laid que du fien.
Philavson'E. Il y-auet en ceci vne eftrange forte de ialoufie, laquelle ne pouvet eftre fans vne grande aôedion maternelle, & vne vraye philoftorgie,comme les Grecs 'l'appellent. Or maintenant on n'a garde de voir cela : voire ne fçay fi on le verret en quelque petit nombre de fimples damoifelles. Car on eftime qu'allaitter fon enfant, c'eft vne choufe entr' autres qui derogue bien à la grandeur : c'eft à dire, à la manière de viure qui fent fa grandeur. Or depuis que vous auez laiffé la France, le désir de grandeur n'a ceffé, ie ne diray pas de chatouiller, mais de poindre et aiguillonner les efprits des Frances, tellement
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qu'aucuns pour deuenir grands fe font offerts à faire ce que ditTheognide, xat es megaxxtea ponton riptein, xai petrran /uit' xliuatun. Et la grande pitié eft en ce, que, combienque iamais les cueurs des Frances n'ayent efté fi ambitieux & fi enflambez du defir de grandeur, iamais la grandeur ne fut fi malaisée à entretenir.
Celtophile. Vous me contez merueillcs. & fi ie n'euffe craint de faire tort à vos precedens difcours en les interrompant, ce n'euft pas efté fans entreiet- ter quelques queftions : au lieu defquelles ie me contenteray d'vne, fur ce que vous venez de dire, que iamais la grandeur ne fut fi malaifee à entre- tenir, car ie voudrois bien fçauoir la raifon de cela.
Philavsone. Quand vous aurez efté vn peu de temps d'auantage en France, & principalement à la cour, vous la fçaurez aufsi bien que moy. l'enten qu'il eft plus malaifé fans comparaifon d'entretenir les charges conuenables à la grandeur : pource qu'en vne grandeur qui n'eft que des moindres, il-y-a maintenant plus de fomptuofité qu'il n'y auet de voftre temps en vne des plus grandes, audeffous de celle du roy. Et (qui eft bien pis) la fomptuofité & les pompes, voire pompes desbordecs, ne fe voyent pas feulement entre les gentils-hommes, & ceux qui outre la gentillefle font grands feigneurs, mais aufsi entre ceux qui font audelfous des gentils- hommes : qu'on appelle les roturiers, & commu- nément font aufsi appelez uilains. car aucuns d'eux
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en fomptuofité de façons d'habits paflent de beau- coup nonfeulement les gentils-hommes, mais au- cuns des princes qui eftoyent il-y-a trente ans, ou enuiron : & leur femble qu'ils font beaucoup pour les princes qui font à prefent, quand entre les riches eftoffes pour le moins ils leur en laiiTent vne, afçauoir le drap d'or.
Celtophile. Et à quoy feruent donc legesfump- tuaria?
Philavsone. a prouuer le dire d'Ouide, Nitimur in uetitum. Toutesfois, pour vous dire la vérité, ces loix ont long temps dormi (fuiuant ce qui a efté did iadis parCiceron, silent leges inter arma) mais depuis quelque temps elles fe font refueillees : ie ne fçay qu'elles feront.
Celtophile. Orça, quant à ces roturiers, ce qui les mené, vous ne diriez pas que c'eft le defir de deuenir grands, car la grandeur eft referuee à ceux qui pour le moins font gentils-hommes.
Philavsone. le vous prie de me pardonner fi ie vous di que parler ainfi, ce n'eft pas parler en cour- tifàn. car il doit fçauoir par expérience quotidiane qu'en la cour toutes fortes de gens font auancez, & paruiennent : c'eft à dire, gens de toutes qualitez, voire de tous pays : pourueu feulement qu'ils foyent gens de feruice.
Celtophile. Qu'eft-ce à dire Gens de feruice ?
Philavsone. le le vous expoferay ciapres.
Celtophile. Orça, ce que vous appelez grandeur^
II s.
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ne Tappeleriez-vous pas digniias en Latin, & axiuma er^ Grec?
Philavsone. a parler proprement, ce qu'on appelle maintenant Grandeur, ce n'eft pas fimple- ment Digniias, mais Altus dignitatis gradus, ou amplus : félon mon iugement.
Celtophile. le m'efbahi fi maintenant il n'aduient pas à plufieurs ce que dit luuenal en fa dixième Satyre, de ceux qui voulans monter à ces grandeurs, fe rompent le col : & principalement quand ils veu- lent monter aux hautes. Car ayant did de Seianus (à propos de ceux qui font des foies prières aux dieux, demandans chofes qui leur eftans données font caufe de leur ruine & perdition)
Ergo quid optandum foret, ignoraffe fateris Seianum. natn qui nimios optabat Jjonores, Et nimias pofcebat opes, nunierofa parabat Excel fa turris tahulala : unde altior effet Ca/us, & impulfa praups immane ruina.
il adioufte incontinent après,
Quid Crajfos, quid Pompeios euertit, & illum Ad fuaqui domitos deduxit flagra Quirites? Summus netnpe locus, nulla non arte petitus, Magnaque numinibus uota exaudita malignis.
l'eftime que qui voudroit expofer bien ces mots, Summus locus nulla non arte petitus y pourroit dire.
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Vne très haute grandeur pourfuyuie par tous moyens.
Philavsone. le fuis bien de voftre opinion. Mais quant à ce que vous demandez fi ce que dit ici luuenal, que plufieurs fe rompoyent le col en vou- lant monter à vne haute grandeur, ou de grandeurs en grandeurs touûours plus haut, ie vous refpon qu'auiourdhuy cela adulent moins que le temps paffé: ie di, il-y-a enuiron trente ans. Car on fçait auiourdhuy des tours merueilleux en cas de telle pourfuj-te, & fe tient-on mieux fur fes gardes.
Celtophile. Ne trouuez-vous pas en ce poète {àtyrique plufieurs autres remonftrances qui au- royent befoin d'eftre faides aux courtilàns de ce temps?
Philavsone. Ouy : & vne notamment quant à la fi-iandife, en la Satyre onzième,
Nec muîum cupias, quum fit tibi gdbio tantum In loculis. qtiis enim te, déficiente crumena. Et crefcente gula manet exitus? are paterno Ac rébus merfts in uentrem, fœnoris atque Argenti grauis & pecorum agrorutnque capacem ?
Celtophile. Il entend (comme ie croy) le poifTon qu'on appeloit tnulus.
Philavsone. Ouy : lequel on apportet de loing, comme on voit par ce paflage, Mulus erit domino^ qmm mi fit Corfica^ uel quem Tauromilana rupes. Et
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tant plus il eftet apporté de loing, & par confequent eftet cher, tant plus les frians le trouuoyent bon : comme aufsi il leur en prenet quant aux autres viandes : ainfi que nous cognoiffons par ce qu'il dit, fe moquant entr'autres choufes de ce qu'ils cer- choyent de l'appétit par tous les elemens.
Interea (dit-il) gujlus eïementa per omnia qtuerunt, Nunquam anitno preliis objlantibus. interius fi AttendaSy mc^is illa iuuant quce pluris emuntur.
Celtophile. a propos de ceux qui cerchoyent appétit par tous les elemens, il me fouuient qu'en quarefme en quelques hofteleries on demandoit à ceux qui arriuoyent, s'ils faifoyent quarefme par eau ou par terre.
Philavsone. le l'ay bien ouy demander aufsi : & quelques vns dcmandoyent fi on le faifet par mer ou par terre. Mais fi les anciens Romains euffent eu aufsi vn quarefme à faire, & que cefte liberté leur euft efté laiflee, lequel des deux elemens penfez vous qu'ils cuflent choifi ?
Celtophile. L'eau, car ie fçay que les anciens Romains eftoyent fans comparaifon plus frians du poiflon que de la chair. Et encore pour le iour d'huy tous ceux qui font bien experts au meftier de frian- dife confefleront qu'vn banquet de poiiTon, quand la mer y enuoye de fes meilleurs uourrilîons, eft plus délicieux fans comparaifon qu'vn banquet de chair :
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comme aufsi il coufte le double, voire le triple, & quelquesfois le quadruple. Or que les anciens, & non feulement les Romains, mais aufsi les Grecs, eftimafTent qu'il y euft plus grande friandife au poiffon qu'à la chair, il appert par ce que quand les frians ont elle appelez par eux pbilopfoi & opfophagoi, ils n'ont pas entendu le mot opfon (qui eft enclos en ces compofez) touchant la chair, mais touchant le poiffon : comme tefmoignent Athenee & Plutarque.
Philavsone. Et toutesfois ie croy que monfieur Quarefme fe mettret en grand'cholere û on luy difet qu'il euft des fuppofts plus frians que ceux de mon- fieur Charnage.
Celtophile. Mais encore s'en faut-il bien que la defpenfe que font les plus grands frians en banquets de poiffon approche de celle que faifoyent les Rom- mains.
Philavsone. le le vous confeffe. Car acheter vne lamproye trente ou quarante efcus, encore ne feret ce rien au pris de la defpenfe qu'ont faid aucuns Rommains, & Apicius entr'autres, en l'achet de quelques poiffons.
Celtophile. Ainfi les François cèdent aux anciens Rommains en cefte fomptuofité.
Philavsoke. C'eft par force, pource qu'ils ne pourroyent fupporter vne telle defpenfe : mais toutesfois quant à ceux principalement qui veulent tenir table qui fente fa grandeur (car ie fuis toufiours fur le propos de la grandeur) vous ferez esbahi de
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voir de combien le traidement eft plus délicat que de voftre temps.
Celtophile. Ainfi îauta gloria menfa (comme parle Lucain) demeurera aux François.
Philavsone. Non feulement demeurera, mais s'augmentera touliours, comme ie croy.
Celtophile. Si feroit-il bien à defirerque quelque autre chofe leur demeuraft pluftoft. Et quant à moy ie di que les Italiens ont meilleure raifon que nous, quant à fe nourrir frugalement pluftoft que délicate- ment (contre ceux qui leurs reprochent le ventre de bureau) & ne croy pas que félon leur naturel ils foyent polyphages, non plus que lichnophages : encore que ceux qui leur en veulent dient qu'ils le font quand ce n'eft à leurs defpens) & quant â nous, il eft certain que nous ne fommes pas polyphages (lequel nom au contraire on pourroit donner à plu- fieurs Anglois) mais que quant à la plus grand'part ne foyons lichnophages, nous ne l'oferions nier: & auons aufsi vne façon (qui fait grand tort à noftre fanté) c'eft que nous sommes tachyphages plus qu'aucune autre nation.
Philavsone. le me fuis esbahi fouuent de la fru- galité des Italiens, veu que leurs anceftres, au con- traire, vfoycnt d'vne fomptuofit<i fi excefsiue en banquets. Car vous auez ouy comme luuenal s'en plaind (qui dit aufsi de la grande friandife de quel- ques-vns, Et quibus in folo uiuenâi caufa paîaio ejï : comme s'il difet, Qui uiuuttt ut edant, non edunt ut
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uiuant) vous fçauez aufsi que dit Horace de leurs banquets : mais outre cela vous auez cefte exclama- tion en Lucain fur ces excès,
— ô prodiga rerum Luxurùs, nunquam paruo contenta paratu. Et quajitorum terra pelagoque ciborum Ambitio/a famés, & lauta gloria menfa, Difcite quam paruo îiceat producere uitam.
Mais ce-pendant que ie fuis fur ce difcours, ie vous apprendray aufsi quelque choufe de nouueau quant au langage.
Celtophile. Quoy?
Philavsone. Qu'aucuns difent d'vn homme qui eft délicat en fon manger, & ne mange que de bonnes viandes, // mange bien : pareillement d'vn qui eft délicat en fon boire, & ne boit que du plus excellent, // hoit bien.
Celtophile. Si ie n'eufle efté aduerti, i'eufle toufiours entendu ces mots en l'autre fignification. Et fçay bien qu'on fouloit dire, Il ne boit que du bon : & pareillement. Il ne mange que du bon.
Philavsone. le ne vous ay pas did que tous par- loyent ainfi, mais vous ay did quelques-vns feule- ment.
Celtophile. Orça, à propos de ce qu'on dit des Italiens, Ventre de bureau, & dos de velours, puifque les François (principalement les gentils-hommes) au
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contraire font tous les deux de velours, il ne faut pas douter que plufieurs ne tombent en ces dangers que dit luuenal.
Philavsoke. Il-y-a defia long temps qu'ils fai- foyent tous les deux de velours : ce n'eftet rien toutesfois à comparaifon de ce qui eft maintenant : & pourtant vous pouuez bien penfcr quant à ces dangers, comment il en va : fuyuant ce que le vous difes hier, qu'aucuns portent fur eux leurs prez, leurs vignes, leurs terres, voire quelquesfois leurs mai- fons aufsi.
Celtophile. a ce que ie puis penfer par vos paroles, d'autant qu'ils cèdent aux anciens Rom- mains en la fomptuofité des banquets, d'autant les furmontent-ils en cefte autre forte d'excès, qui eft en habits pompeux.
Philavsone. Il-y-a ia long temps qu'ils ont com- mancé à les furmonter : mais maintenant ils fe fur- montent euxmefmes de beaucoup en tels excès. Et quant aux Rommains, ie ne trouue pas qu'ils ayent efté repris de ceft excès, comme de l'autre, par les poètes fatyriques. Au contraire luuenal dit que les Rommains auoyent quelque confideration, mais leurs femmes point, car voici fes paroles,
MuUis tes an^ufla domi efi : fed nulla piidorem Paupertatis habet, tue fe metitur ad illum Quftn dedil h<tc pojuitque modum. tamen utile quid fit Profpiciunt aliquando uiri, frigufqtu famemque
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Formica tandem quidam expauere magijîra : Prodiga nonfentit pereuntetn fœmina cenfum, Ac, uelut exhaujla rediuiuiis puUulet arca Nummus, & è plenofemper tollatur aceriio. Non unqiiam reputant quanti fihi gaudia confient.
Celtophile. le croy que c'a efté depuis que le monde eft monde que les femmes ont efté plus addonnees à telle fomptuofité, & ont aimé la bra- gardife plus que les hommes. Et mefmement vous lifez qu'aucunes ont efté tant aueuglees du defir de fe voir parées de quelques beaux ioyaux, ou de quelque belle robbe, qu'elles ont trahi les vues leur mari, les autres leur frère, ou leur père : & ont efté caufe de leur mort, pour auoir tels prefens. Et vo- lontiers Eriphyle eft mife des premières en ce reng, de laquelle, ou pluftoft à laquelle dit Properce (s'adreflant à elle par la figure qui s'appelle apo- ftrophé)
Tu quoqiie ut auratos gereres Eripliyla lacertos, Dtlapfis nufquam efi Amphiaraus equis.
Et en vn autre endroit parlant d'elle & de Creufe aufsi, il dit,
A/pice quid donis Eriphyle inuenit amaris, Arferit & quantis nupta Creufa malts.
Et Ouide aufsi dit d'Eriphyle,
Si/cekre Œclides Talaonia Eriphyles
Viuus & in uiuis ad fiyga uenit equis. II
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Et cefte Eriphyle fut caufe par fa mefchanceté d'vn ade autant ou plus mefchant, perpétré contre elle, car fon fils voulut par la mort d'elle venger celle de fon père : comme tefmoigne ce mefme poète en vn autre lieu : ou il dit,
Ex quitus exierat traiecit uifcera ftrro Filius : &pcena caufa moniïe fuit.
A ce mefme propos, la mefchanceté aufsi de la Rommaine nommée Tarpeia, fille veftale, n'a pas efté oubliée es chroniques des Rommains : comme aufsi vn ade fi notable meritoit bien d'eflre mis en perpétuelle mémoire. Car c'eft grand cas que le defir des braffelets d'or que les ennemis portoyent, fut la première chofe qui l'incita à leur liurer le lieu qui depuis fut nommé le Capitole. le di que ce fut la première chofe. car ie fçay bien que depuis elle s'amouracha de leur coronel, Tatius. Mais combien qu'elle fift acheter ces brafîelets (ou pluftoll le defir d'iceux) bien chèrement à fa patrie, fi eft-ce qu'elle les acheta encore plus cher, car ils luy coudèrent la vie (chofe bien contraire à ce qu'elle efperoit, mais chofe toutesfois qu'elle meritoit) Car la première befongne que les ennemis firent après que la place leur fut rendue, ce fut de l'alTommer de leurs bou- cliers. Voyla pourquoy Ouide dit,
î^on fuit armillas ianti pefdgiffe Sabinas,
Vt premerent facra uirginii arma caput.
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Et en fa Metamorphofe,
— arcifque uia Tarpeia recluj'a Dignam animam pcena congeftis exuit artnis.
Philavsone. Ce qui aduint à cefte traiftrelle, monftra des lors que plulieurs ont efté de mefme opinion que fuft depuis Cefar Augufte, d'aimer la trahifon laquelle eftet faide à fon proufit, mais toutesfois ne louer pas le traiftre. Et ce qu'on ra- comte du roy Antigone auet bien aufsi bonne grâce, qu'il aimet bien les traiftres cependant qu'ils fai- foyent la trahifon : depuis qu'ils l'auoyent faide, qu'ils les hayet. Mais ceci foit did par parenthefe, fans interrompre voflre propos.
Celtophile. le voulois vous amener quelques autres exemples.
Philavsoxe. le ne doute point que vous n'en puifsiez amener, voire de la Bible mefmement, pour prouuer ce que vous auez did, que c'a efté depuis que le monde eft monde que les femmes ont efté plus adonnées à tels excès, & ont plus aimé la bragardife que les hommes. Mais ce n' eft pas à moy qu'il faut alléguer des exemples de telles choufes. car l'en ay remarqué en lifant diuers auteurs,
Celtophile. le voulois aufsi vous dire que i'ay opinion que les femmes qui ont efté deuant ce fiede, mefuroyent beaucoup mieux leur fomptuo- fité, leurs pompes & excès, à la mefure de leurs
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facultez, & notamment de leur eftat. Car il me fou- uient que Froilîard, defcriuant comme vn roy d'An- gleterre, nommé Edouard, auret feftoyé par plufieurs iours vn grand nombre de feigneurs & dames de diuers pays, qu'il auet mandez expreflement, dit entr'autres chofes, que toutes les dames & damoi- felles furent de fi riche atour qu'eftre pouuoyent : mais il adioufte. Chacune félon fon eftat.
Philavsone. Vous auez bien eu raifon de prendre garde à ces mots, Chacune félon fon eftat. car ils font vrayement remarquables. Mais maintenant il faudret qu'vn hiftorien qui voudret efcrire la vérité, dift. Chacune plus que ne portet fon eftat. Et toutesfois, quand ie penfe, d'autre part, la grande confufion qui eft en telles choufes depuis enuiron trente ans, ie ne fçay comment on pourret recon- gnoiftre ce que chacune porteret félon fon eftat, ou autrement .
Celtophile. le ne doute pas qu'il n'y euft grande difficulté en cela. Mais vous plaift-il que i'adioufte vne exception que met cet hiftorien, après qu'il a dift. Chacune félon fon eftat ?
Philavsone. Pourquoy ne me plairet-il?
Celtophile. Ce n'eft pas vne exception telle que vous penferiez, touchant quelcune qui fe feroit habillée plus richement que fon eftat ne portoit : mais au contraire d'vne qui fe feroit contentée de beaucoup moins en ceft endroit, que ce qu'elle pouuoit faire. Et eft expreffémcnt rendue la raifon
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pourquoy elle le faifoit. en quoy il-y a vn grand los pour elle, lequel mérite d'eftre en mémoire perpé- tuelle : & pareillement il y a une tresbonne leçon pour celles d'entre les dames de la cour, qui s'eftu- dient à la conferuation de leur honneur, & notam- ment de leur pudicité.
Philavsone. Mon Dieu, que i'ay grand'enuie d'ouir cefte hiftoire.
Celtophile. Il dit, Exceptée yElis, lacomtefle de Saleberi, qui y vint le plus Amplement atournee qu'elle put. Et puis il rend cefte raifon, Pourtant qu'elle ne vouloit mie que le roy s'abandonnaft à trop la regarder, car elle n'auoit penfee ni voulonté d'obéir à luy en nul vilain cas, qui puft tourner au deshonneur d'elle & de fon mari. Et ce qui eft bien à noter, c'eft qu'expreffément pour auoir moyen de voir cefte dame il faifoit cefte grand'fefte de ioufte, ainfi que ceft hiftorien l'appelle.
Philavsone. Auet-il racomté auparauant l'amou- rachement du roy ?
Celtophile. Ouy : enuiron douze pages aupara- uant : ou il faut noter tout le contraire de ce qu'il dit en l'autre paflage. Car nous lifons qu'elle fe trouua auec les autres dames pour comparoir deuant le roy, le plus fimplement atournee qu'elle put : & la première fois qu'elle fe prefenta à luy, fortant de fon chafteau, pour le receuoir, il eft did qu'elle eftoit tant richement veftue que chacun s'en efraer- ueilloit.
3 8 DIALOGVE SECOND
Philavsone. C'eft bien tout le contraire, comme vous dites.
Celtophile. Mais toutesfbis vous trouuerez qu'elle auoit raifon lors de s'habiller le plus riche- ment qu'il luy eftoit pofsible, & encore plus de rai- fon puis après de faire le contraire : & qu'elle fe gouuernoit en ceci par vue grande prudence, de laquelle peuuent & doiuent faire leur prouffil les dames de la cour qui (comme i'ay did parcideuant) s'eftudient à la conferuation de leur pudicité. Car lors qu'elle fe prefenta au roy en vn fi riche atour, elle ne fçauoit pas ce qu'elle fceut depuis : tellement qu'ainfi comme alors on pouuoit dire qu'elle faifoit cela pour le mieux, aufsi quand elle fit le contraire, c'eftoit pour le mieux.
Philavsone. Mais qu'eft-ce qu'elle ne fçauet pas, qu'elle fceut depuis ?
Celtophile. Elle ne fçauoit pas à quel roy elle auoit à faire.
Philavsone. Comment? auet elle à faire au roy?
Celtophile. Vous fçauez bien que ie veux dire : n'y allez point à la malice pour celle heure. le di qu'elle ne fçauoit pas de quel naturel eftoit le roy, lequel pour lors elle auoit à receuoir : & qu'ainfi foit, elle ne fe contenta de le mener en autres lieux de fon chafteau, luy la tenant toufiours par la main, mais le mena aufsi en fa chambre, puis l'ayant laiflo vn bien peu de temps, (pour aller carefler les fei- gneurs qui eftoyent venus auec luy, & pour com-
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mander à fes gens de hafter le difner) elle vint le trouuer auec vne chère fort ioyeuse : & voyant qu'au contraire il penfoit & mufoit fouuent, luy dit, Cher fire, pourquoy penfez-vous fi fort? tant penfer n'appartient pas bien à vous, voftre grâce faune : ainçois deufsiez vous mener fefte et ioye, quand vous auez enchaffé vos ennemis, qui ne vous ont ofé attendre : & deufsiez laifler aux autres penfer du demourant.
Philavsone. Quelle refponfe luy fit le roy ?
Celtophile. Haa, chère dame, fçachez que depuifque i'entray céans, il m'eft vn fongeaduenu, duquel il ne me prenoit garde, fi m'y conuient pen- fer, & fi ne fçay qu'aduenir il m'en pourra, mais ie ne fçay comment i'en pourray mon cueur ofter.
Philavsone. Vêla vne merueilleufe fidion. car quelle apparence y-auoit-il de parler d'vn fonge qui luy eftet aduenu depuis qu'il eftet entré en ce chaf- teau, veu que depuis il n'auet point dormi ?
Celtophile. Il eft bien certain que depuis il n'auet point dormi, comme aufsi le temps n'en auoit pas efté. Et combien qu'il y ait en Froiflard, Depuifque i'entray céans, fi eft-ce qu'il faut entendre non du iour précèdent (car il efl:oit entré ce iour mefme, & n'y pouuoit pas auoir plus de deux ou trois heures) mais comme s'il euft did, Depuifque ie fuis entré céans. Mais ici il faut confiderer que c'eft d'vn homme furpris d'amour, & furpris aufsi quant à faire refponfe à vne interrogation : d'autant
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que loifir ne luy eftoit donné de penfer à ce qu'il deuoit refpondre. Or qu'il fuft furpris d'amour, Froiffard l'auoit defia dift. Car après auoir vfé de ces mots, Chacun la regardoit à merueilles, & le roy mefme ne fe pouuoit tenir de la regarder : & bien luy eftoit aduis qu'oncques n'auoit veu fi noble, fi frifque, ne fi belle dame : il adioufte incontinent après, Si le ferit tantoft vne eftincelle de fine amour au cueur, qui luy dura par long temps. Car il luy fembloit qu'au monde n'y auoit dame qui tant fuft à aimer comme elle.
Philavsoke. Et que refpondit-elle au roy quant à ce fonge ?
Celtophile. Voyci qu'elle refpondit de mot à mot (au moins félon le récit de Froiflard) Haa, cher fire, vous deufsiez toufiours faire bonne chère, pour vos gens mieux conforter : & laiffer le penfer & le mufer. Dieu fi vous a tant aidé iufques à ores en toutes vos befongnes, & donné fi grand'grace que vous eftes le plus douté & honnoré prince des Chreftiens. & fe le roy d'Efcoce vous a faid dcfpit & dommage, vous le pourrez bien amender, quand vous voudrez: ainfi qu'autresfois l'auez faid. Si laiflez le mufer, & venez en la fale (s'il vous plaift) delez vos cheualiers. car il fera tantoft preft à difner. Mais le roy en la fin déclara qu'il vouloit dire par ce qu'il auoit mis eh auant touchant vn fonge. Car voyci qu'il répliqua, Haa, chère dame, autre chofe me touche & gift au cueur que vous ne
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penfez. Car certainement le doux maintien, le par- tait fens, la grâce, la grand'noblefle, & la beauté que i'ay trouuee en vous, m'ont fi fort furprins qu'il conuient que ie foye de vous aimé, car nul efconduit ne m'en pourroit ofter.
Philavsone. Maintenant parlet-il ouuertement, & non point par allégorie de fonge.
Celtophile. Mais la dame luy fit vne contre- refponfe, en laquelle elle \yiy parla aufsi bien ouuer- tement & roidement, & en grande hardiefle. Car voyci qu'elle luy dit, Haa, cher fire, ne me vueillez mie moquer, ne tenter, ie ne pourroye cuider que ce fuft à certes ce que vous dites, ne que fi noble & gentil prince, comme vous elles, euft penfé à deshonnorer moy & mon mary, qui eft fi vaillant cheualier, & qui tant vous a ferui : & encore gift pour vous en prifon. Certes, fire, vous feriez de tel cas peu prifé, & n'en feriez de rien meilleur. Et certes onques telle penfee ne me vint au cueur, ne ia (fe Dieu plaift) ne fera, pour homme qui foit né : & (fe ie le faifoye) vous me deuriez blafmer : mais mon corps punir, iufticier, & démembrer. Vous auez oui la refponfe, ou pluftoft contrerefponfe, (comme ie l'appelois maintenant) qui fut faide à ce roy par cefte dame. Il-y-a quelques mots qui tien- nent vn peu de l'antiquité : mais il n'y a rien toutes- fois que vous n'entendiez, comme ie penfe. Quand elle dit. Que ce fuft "à certes ce que vous dites, Aceries c'eft A bon efcient. De laquelle façon de II 6
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parler on vfe encores auiourdhuy en quelques lieux : & fignifie anfli De grande afFedion, Bien afFedueu- fement : ou Bien afFedionnément, comme les autres aiment mieux dire. Mufer (vn peu auparauant) c'eft ce que nous difons maintenant Eftre tout penfif: & Conforter n'eft pas pour Reconforter, mais pour Donner courage.
Philavsone. l'ay l'expofition de ces mots, comme de furcreft : dequoy ie vous remercie. l'ay remarqué aufsi ce mot Frifque, (lequel ie ne penfes pas eftre fi ancien) ou il dit. Et bien luy eftoit aduis qu'oncques n'auoit veu fi noble, fi frifque, ne fi belle dame.
Cbltophile. Il vfe de ce mot en parlant d'elle mefme en l'autre endroit : ou il dit, La beauté & le frifque arroy d'elle. Car faifant mention de ce mefme roy, & reduifant en mémoire ce qu'il en a dift en ce palTage fur lequel nous fommes demeu- rez, touchant fon amourachement : Si auez bien entendu (dit-il) comment il auoit fi ardamment aimé & par amours la belle & noble dame, madame JElis, comtefle de Saleberi, qu'il ne s'en pouvoit abstenir. Car amour Tadmonneftoit nuit & iour, & tellement luy reprefentoit la beauté & le frifque arroy d'elle, qu'il ne s'en fçauoit confeiller : & n'y faifoit que penfer toufiours : combien que le comte de Saleberi fuft le plus priué de tout fon confeil, & l'vn de ceux d'Angleterre qui plus loyaument l'aucit ferui. Et puis il adioufte comment pour
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l'amour de cefte dame & pour le grand deûr qu'il auoit de la voir, il auoit faid crier cefte grande fefte de ioufte.
Philavson'E. Cefte comteffe fit fentir à ce roy le mefme tourment que le roy JEnee (tefmoin Virgile) fit fentir à la royne Dido. Car quand ceft hiftorien dit de ce roy d'Angleterre, qu'Amour l'admonneftoit nuit & iour, & ce qui s'enfuit, il me femble que ceft comme s'il difoit,
Pulchra eius faciès animo. muUufque recurfat Oris honos : pendent infixi peclore uultus, Verbaque : nec placidam tnembris dat cura quietem.
Celtophile. Vous triomphez, monfieur Pliilau- fone, en matière d'vfer de parodie. Qui vous en a tant appris ?
Philavsone. l'en ay appris tant & fi peu d'vn liure mis en lumière depuis vn an ou deux, qui eft intitulé Parodia morales. Mais ie vous prie que i'entende l'ifTue de ce poure amoureux. Car tout roy qu'il eftet, ie l'appelle poure amoureux, par vne façon de parler que nous auons quand nous plaignons quelcun & auons pitié de luy.
Celtophile. Comment? vous femble-il donc qu'il fuft à plaindre? mais pluftoft cefte dame eftoit à plaindre, pour le danger ou elle fe voyoit.
Philavsone. le le plain du martyre qu'il enduret: lequel deuet eftre grand, veu que feulement pour
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auoir occafion de voir cefte dame il prit tant de peine, & en fit prendre tant à vn fi grand nombre de feigneurs & d'autres dames, de diuers pays.
Celtophile. Quant au martyre, à fon dam. car pourquoy s'adreffoit-il ou il ne faloit pas ? quant à ce que vous dites qu'il prenoit tant de peine, & qu'aufsi il en faifoit prendre tant aux autres, ie vous confeffe le fécond, mais non pas le premier. Car quelle peine luy eftoit-ce de mander tant de fei- gneurs & de dames ? au contraire ce luy eftoit vn grand plaifir de fe voir ainfi obey : & expérimenter ce que dit le prouerbe ancien, pris d'Hérodote, — longas regibus ejfe manus.
Philavsone. Vous y allez bien rudement : & i'ay penfé dire que vous eftiez bien rude aux poures gens : fuiuant ce que i'ay tantoft did Ce poure roy. Vous parlez comme vn homme qui ne fçait que c'eft de la violence & du tourment d'amour, en plaignant fi peu ce poure roy. Et toutesfois (à le prendre au pire) encore plaignons nous vn homme que nous voyons endurer quelque fupplice pour fes mesfaids. Au refte, il me femble que vous abufez de ce prouerbe ancien, lequel vous alléguez, car on n'a pas did que les roys euflent les mains longues pource qu'ils faifoyent venir de bien loing ceux qu'ils mandoyent pour les feftoyer, mais pource qu'ils pouuoyent faire venir de bien loing ceux qu'il leur plaifet, encore que ce ne fuft pour leur proufit, mais pluftoft pour leur dommage : voire aucuns
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pour y laifler la vie : ou bien, fans les faire venir, auoir leur raifon d'eux au lieu ou ils eftoyent, encore qu'il fuft lointain.
Celtophile. le ne penfois pas que vous deufsiez prendre garde de fi près à l'vfage de ce prouerbe. Mais ie uoy bien que c'eft : vous faites tout ce que vous pouuez pour fouftenir ce roy d'Angleterre. Et quant à moy, ie di qu'il n'eftoit pas fage de faire venir cède dame, puifqu'elle luy deuoit renouueller fa playe. Il deuoit penfer, fuiuant ce que difent les Perfes, en Hérodote au commancement de fa Terp- fichore, que celle belle dame lui feroit mal aux yeux.
Philavsone. N'eftoyent-ils pas de grands refueurs, de dire que la beauté faifet mal aux yeux ?
Celtophile. Vous n'eftes pas le premier qui les a repris de celle parole : mais il me femble que ie les defendrois bien, fi ie l'auois entrepris.
Philavsone. le vous prieray vn iour d'entendre celle defenfe : maintenant ie defire fort fçauoir l'iUue de l'inamourement de ce roy d'Angleterre. Depuis n'vfa il plus de tel langage à celle dame ?
Celtophile. Si fit, après auoir eu long temps vn grand combat en foy-mefme. Car aucunefois il fe reduifoit (pour vfer des mots de l'hillorien) qu'hon- neur & loyauté lui defendoit de mettre Ion cueur en telle faulTeté, pour deshonnorer vue fi vaillante dame, & fi vaillant & loyal cheualier, comme l'on mari elloit : qui toufiours l'auoit tant bien ferui :
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d'autre part amour le contraignoit fi fort, qu'elle furmontoit honneur & loyauté. Ainfi fe débattit en foymefme tout le iour & toute la nuit. Or en la fin prenant congé de la dame le matin, il luy dit, Ma chère dame à Dieu vous commans, iufques au reuenir, & vous prie que vous vueillez auifer, & au- trement eftre confeillee que vous ne m'auez did.
Philavsone. Et la dame quel adieu luy donna elle?
Celtophile. Ce ne fiit pas fans luy chanter bien fa leçon en peu de paroles, mieux qu'auparavant : voire le rembarrer. Car elle luy dit. Cher fire, Dieu le père glorieux vous vueille conduire, & ofter de vilaine penfee. car ie fuis & feray toufiours appa- reillée de vous feruir à voftre honneur, & au mien. Ne voyci pas vne braue refponfe en peu de mots, & qui fent fa trefvertueufe & trefvaillante dame ?
Philavsone. Ouy. mais le roy aufsi eft à louer en ce qu'il refrène vne fi violente pafsion. Auiourdhuy peu de princes feroyent cela : car au lieu que le temps paffé ils eftimoyent grand' louange d'cftre viftorieux de telles mauuaifes concupifcences, main- tenant ils penfent leur eftre louable de fe laifler vaincre à elles.
Celtophile. Et moy, pour retourner au propos fur lequel nous eftions demeurez, auant que ie mille en auant cefte hiftoirc, touchant la bragardife plus aimée par les femmes, de tout temps, ie di que cefte dame outre le bel exemple qu'elle baille à
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toutes de tenir bon contre vn roy ou il s'agit de la pudicité, leur en baille vn aufsi quant à ne fe parer point tant lors qu'elles n'ont pas enuie de faire entrer les hommes en tentation, car il eft certain que la beauté gentement & richement parée, eft double beauté.
Philavsone. On auret beau chanter cefte leçon aux dames & damoifelles : les plus belles mefme- ment font les plus curieufes de fe bien parer, voire quelquesfois iufques à venir au fard : & ce n'eft pas fans que quelques-vnes fe mettent volontairement au dantyer auquel tomba la comtelTe fufdide, à fon Srand regret.
Celtophile. Ceci pareillement s'eft veu de tout temps, que les belles ont efté autant ou plus curieufes de fe parer, que les autres.
Philavsone. Mais c'eft bien pis maintenant qu'auant que vous partifsiez de la cour, quant à fe parer, car on vient iufques au fard : voire peut-on dire qu'il eft tout commun.
Celtophile. C'eft bien la chofe qui plus me defplaift que cefte la : comme aufsi elle defplaifoit fort à Properce : qui appelle cela, Natura decus mer- cato perdere cultu (pour le vers il faudroit dire, Naturaqiie decus) adiouftant, Nec finere in propriis membra nikre bonis. Et encore que ie ne foye pas des plus vieux, i'ay veu le temps que quand vue femme eftoit conuaincue de s'eftre fardée, fon procès
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eftoit quafi faiél, quand à eftre bannie de îa compa- gnie des femmes de bien.
Philavsone. Or maintenant on feret tort à plu- fieurs dames & damoifelles, fi on voulet vfer d'vne procédure fi draconique en matière de procès, car telle fe farde qui n'y penfe point à mal. mais vous fçauez qu'il faut qu'elles s'accommodent aux autres.
Celtophile. Quand vous parlez ainfi, vous monf- trez bien que quant à ces autres, vous ne voudriez pas les cautionner toutes,
Philavsoke. Vne fi grande folie mériterct bien qu'on me menaft à S. Maturin.
Celtophile. La raifon pourquoy celles qui fe parent tant (& notamment qui fe fardent) ont grand'peine à fe défendre, c'eft qu'elles ne le font pas volontiers quand elles fçauent ne deuoir eftre regardées que de leurs maris. Laquelle confideration a eue vn mien ami en deux epigrammes que ie vous reciteray. Voyci l'vn,
Natura fis pulchra licet, uis arte iuuare Formant : contentus qua tamen ipfe uir eft.
Sat pukhram faciem quum niteris arte iuuare, Credo, adiutorem quarts habere uiri.
Philavsone. Il n'efpargne pas celle dont il parle. Celtophile. Il ne l'efpargne non plus en l'autre
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epigramme, duquel le fens eft tout vn. Car il dit,
Pulchram dat faciem natura fali/que fupérqtu, Haudqiu aliam cupiat uir tuus effe tibi :
Qtca contentus is eft, non es contenta : putàbo Te contentant uno uiuere uelle uiro ?
Philavsone. Qui eft l'auteur ?
Celtophile. le vous prie ne vous en informer d'auantage pour cefte heure.
Philavsone. le ne laifferay de vous remercier du récit d'iceux.
Celtophile. Et moy ne laifleray de vous dire une autre fois qui eft l'auteur.
Philavsone. le congnois vue damoifelle, de laquelle ces epigramraes eftans dids, on ne luy feret point de tort : mais d'autre cofté l'en congnoy plufieurs aufquelles on feret le plus grand tort du monde. Et mefmement l'en fçay qui fans penfer à mal, fe laiffent tant ferrer & eftreindre dedans le corps de leur robbe, qu'elles en font trefmal à leur aife : pour monftrer qu'elles font de belle taiUe.
Celtophile. Vous entendez de menue taille : ce qu'on appeloit Le gent corps.
Philavsone. Ouy, i'enten celles qui fe veulent monftrer iunceas, comme parle Terence, au lieu qui fut allégué hier : ou il dit, Reddunt curaiura iunceas. Car ie croy qu'il entend Grefles, ou pluftoft Fort grefles, par ce mot iunceas.
II 7
50 DIALOGVE SECOND
Celtophile. le fuis de voftre opinion.
Philavsone. Mais croiriez-vous que les femmes grolTes aufsi s'en veulent méfier? tellement qu'au- cunes gaftent leur enfans qu'elles portent ? Et mcfme- ment elles portent vn bufque (duquel ie penfe vous auoir parlé) qui fouuent eft caufe en partie de ce mal.
Celtophile. le n'auois point encores oui parler d'homicides qui fe fiffent par tel moyen : & n'en puis ouir parler fans auoir grand' horreur. Mais que difent les maris ?
Philavsone. Que diroyent les maris ou les femmes commandent? Il-y-a bien telle à qui fi fon mari dit qu'elle ne fe doit ainfi ferrer & eftreindre, & que cela ne luy plaift point, ell' ofera bien refpondre qu'aufsi ce n'eft pas pour luy plaire.
Celtophile. Il prend bien à telles femmes qu'elles rencontrent des hommes plus patiens que moy. Et de mon temps, qui euft enduré vne telle refponfe, euft efté iugé coufin germain d'vn ianin.
Philavsone. le le croy bien. Mais notez encore que telle refpondra ainfi que le mari aura prife pour fon plailir.
Celtophile. Entendez-vous pas, laquelle il aura prife pour fa beauté, non pas pour fes biens feule- ment?
Philavsone. Oftez ce Seulement, car le plus fouuent, quand on dit que quelcun a pris vne femme pour fon plâifir, on entend que c'a efté pour fa
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feule beauté, fans qu'elle luy ait apporté aucuns biens.
Celtophile. Cefte refponfe doit encore bien plus fafcher vn mari quand elle eft faide par vne telle femme : & fi luy n'cft du tout ftupide, il faut qu'il deuienne ialoux, & encore pis que ialoux. Car luy parler ainfi c'eft comme le menacer de luy faire por- ter les cornes, loinâ; qu'il iuge de fon cueurl'autruy : il penfe bien que comme cefte femme ne luy a pieu que pour fa beauté, aufsi pourra elle plaire à vn autre pour la mefme raifon : pourueu qu'il ait des yeux aufsi bien que luy.
Philavsone. Ce que vous dites me réduit en mémoire l'epigramme Grec, ou il eft dicl qu'aimer vne belle femme, ne doit pas eftre appelé amour, à parler proprement : pourceque quand quelcun porte affedion à la beauté, on ne peut pas dire que ce foit vne aftedion laquelle vn autre ne luy puifle aufsi bien porter que luy, quand il l'aura veue. Et pour vous rendre la pareille quant aux epigrammes Latins que vous m'auez tantoft recitez, ie vous ferav ouir l'interprétation Francefe dudid epigramme Grec :
Ce n'eft amour, aimer la femme belle. En fe hijjanl conduire par f es yeux. Car chacun peut aimer la femme telle Qui a des yeux de beauté curieux. Mais s'il aduient qu'un à aimer s'addonne Vn laideron, & qu'il en foit efpris.
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Le nom d'amour il faut bien que l'on dotme A ce qui fait qu'un tel parti ait pris.
Celtophile. le vous demanderois volontiers qui eft l'auteur : mais ie me doute bien que vous vou- driez auoir voftre reuenge de ce que ie ne uous ay voulu dire l'auteur de ces epigrammes Latins.
Philavsone. l'eftime l'auoir eue. car ie fçay bien que vous auez grand' enuie de le fçauoir. Et peut eftre que nous trouuerons que ccluy duquel eft cefte interprétation, eft aufsi l'auteur de ces epigrammes. Mais ie fuis content que nous laifsions cela pour vne autre fois. Dite-moy feulement que vous femble de cefte tradudion.
Celtophile. Il ne me fouuient que du fens des vers Grecs : & pourtant ie ne fçay pas fi ce tradudeur s'eft beaucoup afTubietti aux paroles Greques : mais au reste, le fens me femble eftre afîez bien exprimé, & la ryme couler aflez doucement.
Philavsone. Mais examinons ceft epigramme, pour voir s'il contient vérité.
Celtophile. Il me femble que vous faites tort à l'auteur de douter s'il a did vray. L'expérience quo- tidienne que nous auons en plufieurs de ceux dont nous auons parlé, afçauoir qui efpoufcnt les femmes pour leur plaifir, c'est-à-dire pour leur feule beauté, ne nous peut clic pas monftrcr que ccft cpigramma- tifte dit vray? Ne peut-on pas dire de la plus grand' part comme dit luuenal ? — faciès., non tixor,
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àmatur. Comme aufsi de celles qu'on prend pour les biens, il aduient fouuent qu'on pourrait dire, — dos ipfa, haud,uxor, amatur. Et voyla pourquoy vne Rommaine, appelée Martia, la fille puifiiee de l'vn des Gâtons, fit vne refponfe bien pertinente à celuy qui luy demandoit pourquoy elle ne fe remarioit point. Pource (dit elle) que ie ne trouue point d'homme qui me vueille pluftoft: que mon bien. Mais en Grec ou en Latin cela a encore meilleure grâce : en Grec, eme, n ta ema : en Latin, me quàm mea. Et fiir cefte refponfe ie trouue qu'Erasme a eu bonne raifon d'annoter ceci, Non probauii con- iugium quod non conciliaret amor mutuus. Qua ducitur doits caufa, conduâum habet concubinum uerius quàm coniugem. Mais pour ne parler maintenant que de ceux qui fe laiflent furprendre à la beauté, fçauez vous comment Olympias, mère d'Alexandre le grand, appeloit cela?
Philavsone. Non.
Celtophile. Eir appeloit cela fe marier tois ophthalmois, & non pas Im nw.
Philavsone. On peut dire cela de plufieurs auiour- dhuy.
Celtophile. Et aufsi on peut bien dire (comme ie croy) qu'on en voit aduenir beaucoup de mauuais mefnages.
Philavsone. Il eft certain. Et plufieurs de ceux qui fe font mariez lois ophthalmots, fi toft que ires rugcc fubeunt & fe cuits urida liiKai, comme parle
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luucnal, defireroyent bien auoir cefte prerogatiue de pouuoir faire ce commandement, Collige farci- nulas, & exi.
Celtophile. Il me fouuient d'vne choie que dit Aulus Gellius, qui vient fort bien à propos de ce que nous difons, de ne fe point laiffer furprendre à la beauté, quand il eft queftion de choifir vne femme, c'ell que Phauorin appeloit/orwaw uxoriam celle qui n'eftoit ni des plus belles, ni des plus laides : laquelle Ennius auoit zppdecftafamformam: difant, cas ferè fœminas incolumi pudiciiia ejfe qua flata forma fmt.
Philavsone. Incolumi pudicitia^ vêla vn grand mot. Si cefte règle fe trouuet vraye, ftata forma feret bien de requefte. Mais pour le iour d'huy celles-ci portent enuie aux belles, quant à leur def- bordement, & tafchent de recompenfer de quelque bonne grâce (i'enten de quelques façons de faire qui ayent bonne grâce, d'vn entregent gratieux) ce que leur vifkge a de moins : pour n'eftre moins requifes d'elles. Vêla comme il en va, pour vous confefler toute la vérité.
Celtophile. Vous fouuient-il point de ce qui eft racomté par Hérodote touchant le moyen dont vfoyent les Babyloniens pour marier toutes les filles, aufsi bien les plus laides que les plus belles ? caf cefte parenthefe ne sera pas malfeante ici.
Philavsone. Non.
Celtophile. Il dit que premièrement on crioit au
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plus offrant et dernier encheriffeur les belles : telle- ment que chacune demeuroit à qui en donnoit plus. Quand on auoit vendu les belles, de l'argent proue- nant de cefte vendition on marioit les laides, car on prefentoit auec chacune des laides vne fomme d'ar- gent, pour recompenfer cefte laideur : & tant plus grande eftoit la laideur, & conioinde auec quelque grande imperfedion de corps, tant plus on prefen- toit pour recompenfe. Mais fi on euft prefenté (pour exemple) la valeur de cent efcus pour efpoufer vne de ces laides, & ayant quelque imperfedion, & quelcun euft did qu'il eftoit content de l'efpoufer telle qu'elle eftoit, ayant feulement quatre vints efcus de recompenfe, on la luy bailloit : finon qu'il vinft vn autre qui se contentaft encore de moindre recompenfe, afçauoir de foixante ou cinquante efcus. Mais voyci qui eft bien à noter, touchant les laides aufsi bien que les belles, c'eft qu'on ne les bailloit pas fans que ceux qui les amenoyent donnaffent pièges qu'ils n'en abuferoyent point, mais les pren- droyent à femmes.
Philavsone. le feray rire à la cour plufieurs dames de cefte parenthefe. car vous auez vouf- mefmes ainfi appelé ce récit.
Celtophile. Les belles feront fieres d'ouir dire que la beauté auoit là tant de crédit.
Philavsone. Si font elles ia aflez fieres : il n'eft pas befoin de leur rien dire qui les puifle enfierir d'auantage.
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Celtophii.e. Mais il vous leur faut faire croire que la couftume eftoit que les belles laiffaflent toute la bragardife aux laides, en recompenfe.
Philavsone. Encore qu'elles le creuffent, elles n'auroyent garde de fuyure leur exemple. Car (comme ie vous ay did parcideuant) les plus belles mefme- ment font les plus curieufes de fe bien parer, pour adioufter beauté fur beauté : & puis s'expofer aux hazards tels qu'il a efté did : & ce n'eft iamais fans que quelcune pafle les piques. Mais on appelle cela S'accommoder : & principalement alors qu'on fait plaifir à un grand. Et celles qui s'accommodent ainfi, difent de quelque autre qui n'aura voulu faire de mefme, qu'elle a faiél de la fotte. Notez que ie vous defcouure maintenant le pot aux rofes.
Celtophile. Vous me dites vne chofe dont ie m'eftonne fort, car on fouloit dire d'vne qui s'eftoit fagement & honneftement gouvernée. Elle ne fit iamais folie de fon corps : & vous dites qu'au con- traire celles qui font profefsion de s'accommoder (car à la fin ie m'accommoderay au mot Accom- moder, aufsi bien que les autres) fe moquent d'vne qui ne fait pas comme elles, difans qu'elle fait de la fotte.
Philavsone. Notez aufsi qu'il-y-a grande diflfe- rence entre folie & fottife : & (pour parler à bon efcient) encore plus grande différence entre la façon qui eftet de voftre temps, & celle qui eft maintenant. Car au lieu qu'alors les perfonnes qui faifoyent de
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vice vertu eftoyent remarquées, maintenant on remarque celles qui ne fe veulent pas accommoder iusquesla : comme fi c'eftet la moindre choufe qu'ils pourroyent & deuroyent faire, en matière d'accommodation. Notez que ie di perfonnes, vous parlant de tous les deux fexes, vous laiffant diftin- guer leurs diverfes accommodations. Et quant au fexe féminin, ie vous confefleray qu'il eft bien peu de comtefles de Saleberi.
Toutesfois, afin qu'il ne femble, à caufe de ce que i'ay dicl parcideuant, de la bragardife des femmes, qui fouloit toufiours eftre plus excefsiue de beaucoup que celle des hommes (car fi faut-il en la fin retourner à ce propos) que ie vueille fup- porter mon fexe : ie vous prie de noter bien ce que ie vous diray maintenant. le vous confefTe que sui- uant ce qu'auez allégué de Juuenal, les femmes en leur endret ont efté de tout temps addonnees aux pompes et grandes fuperfluitez d'habits, et toutes fortes de desbordemens qui y peuuent eftre, plus que les hommes (pour ne parler maintenant des autres fomptuofitez & excès dont ce mefme poète fait reproche aux femmes) & ie ne veux pas nier que pareillement en noftre France les femmes n'euf- fent accouftumé defurpaffer les hommes en bragar- dife quanta (pour vfer d'vne comparaifon de ce poète luuenal) delphinis halana Britannica maior : mais maintenant quand on aura bien regardé plu- fieurs gentils hommes & pluûeurs dames, tout reluit II 8
$8 DIALOGVE SECOND
fi fort, tout eft tant brodé, tant recamé, tant perlé, tant diapré, aufsi bien d'vne part que d'autre, qu'on ne fçait qui emporte le pris.
Celtophile. le crain aufsi qu'il n'en faille venir là, qu'on die de la France ce que difoit de Romme vn poète Rommain,
Philavsone. Que difet-il?
Froloquar, (atque utiiiam patria fim ttaniis arujpex)
Frangitur ipfa fuis Roma fuperba bouts. Certa loquor, fed niiJla fides.
Car le crain qu'il ne faille dire, en imitant le vers de ce poète,
Frangitur ipfa fuis Gallia deliciis.
Et puis adioufter ce qu'il adioufte, Certa loquor, fed nulla fides.
Quant à luy nous trouuerons qu'il n'a pas efté uanus arufpex touchant Romme, fi nous confiderons que bien toft après fon temps elle commancea à aller en décadence. Il eft vray qu'auparauant il s'eftoit plaint aufll de l'auarice qui eftoit lors,
Aurum omîtes uiâa iatit pielate cohint. Auro puisa fides, atiro uettalia itira,
Aurum kx fequitur, mox fine lege pudor.
Or ie ne doute pas que le mcfmc ne fe puiffc
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 59
dire de la France autant ou plus que de Romme, quant à l'auarice. car defia il-y-en auoit beaucoup d'exemples auant que ie partiffe.
Philavsone. Aufsi n'en deuez-vous douter. Mais il-y-a cefte autre forte d'auarice dont ie vous parles tantoft, qui eft encore plus dangereufe.
Celtophile. Il ne me fouuient pas que vous m'ayez parlé d'auarice.
Philavsone. le vous ay parlé de l'ambition, quand ievous difes que chacun defiret de deuenir grand per fas & nefas. Or i'appelle l'ambition vue forte ou efpece d'auarice. car l'ambitieux eft auaricieux d'honneur, & de tout ce qui fert à acquérir quelque grandeur. Et comme de petis biens on defire de venir aux grands, & des grans à plus grands (car il en prend comme dit Ouide de l'eau que boit l'yJropique, Qiio plus finit pota, plus fitiuntur aqua) ainfi d'vne grandeur & dignité on defire toufiours de venir à vue autre : & fe voit ce defir en ceux mefmement qui font montez aux treshautes. Car le gentilhomme veut faire le prince, le prince veut faire le roy, le roy veut faire le monarque. Et vêla pourquoy ie difes tantoft que la grandeur eftet malaisée à entre- tenir maintenant plus que iamais : entendant d'en- tretenir les charges conuenables à la grandeur, car comme toute grandeur veut paffer fes bornes & limites, aufsi eft il impofsible que les charges foyent limitées.
Celtophile. Quelcun toutesfois trouueroit ef-
6o DIALOGVE SECOKD
trange ce nom que vous donnez à l'ambition : mais il me fuffit que ie vous enten. Pour le moins vne telle forte d'auarice eft plus honnefte que l'autre, car au lieu que les autres auaricieux défirent de gripper l'argent par tous moyens, ceux-ci fe con- tentent de humer les honneurs : lefquels ils hument bien alors que îfigentem foribus domus alla fuperhis Manè falutantum lotis uomit adibiis undam,
Philavsone. Il feret à dcfirer qu'ils fe contental- fent de cela : quant à moy ie parle bien autrement, car ie di que cefte forte d'auarice eft plus dangercufe que l'autre, pourceque quiconque eft ambitieux, & tafche à deuenir grand (comme on appelle auiour- dhuy)il eft subied aufsi à ce qu'on appelle commu- nément auarice : mais on ne peut pas dire récipro- quement que ce foit l'ordinaire des auaricieux d'eftre fubieds à l'ambition aufei.
Celtophile. le croy que vous regardez à ce que ceux qui s'efforcent de paruenir aux honneurs & deuenir grands, pour paruenir là il faut qu'ils vfenl de libéralité & magnificence : & quand ils y font paruenus encore plus : & ainfi font contrains de defirer toufiours de biens de plus en plus.
Philavsone. Ouy. & outre ce que vous fçauez aduenir naturellement des richeffes, qu'elles font comme l'eau que boit l'ydropique, qui tant plus Iny laifle d'altération que plus il boit, (fuyuant les mots d'Ouide que i'ay tantoft alléguez) il faut noter que la grandeur augmente fouuent vne telle altéra-
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 6l
tion. pource que quelle qu'elle foit (voire encore qu'elle foit en vue perfonne fort illuftre, & qui ait toutes les bonnes parties, voire toutes les vertus qu'on fçauret defirer, n'eft pas réputée vrayement grandeur, fi elle n'eft accompagnée de grandes facultez : afin qu'on puiffe tenir maifon ouuerte, voire maifon de prince, en vn befoin. Car notez qu'auiourdhuy il-y-a maint grand qui defu-e fort pouuoir faire du tiercelet de prince, (comme difet vn gentilhomme à fon fils, qui voulet non pas fim- plement maiores nido pennas extetidere, mais iufques à vfer de quelques petites façons qui tenoyent du prince ) encore que pour ce feire il luy faille monter cinquante degrez plus haut qu'il ne doit. Ce qu'il n'eft pofsible de faire sans grande defpenfe : laquelle, pour mieux fentir fa grandeur, ne doit point eftre réglée, mais en la fin on trouue qu'on n'a pas mefuré la grandeur de la bourfe à la grandeur qu'on voulet monftrer : & alors c'eft à qui en aura : iuxta illud CJccronianum, Atque etiam fequuntur îargitionem rapina, au mefme lieu ou il dit Iargitionem fundum non habere.
Celtophile. Vous voulez dire, pour parler encore plus généralement, ce que difoit Ouide (qui eft con- fonant à ce que vous auez tantoft allégué d'vn autre poète) In pretio pretium nunc eft.
Philavsone. Cela eft vray, pour parler générale- ment, comme vous auez did. Et fçauez-vous comme i'interpreteres ces mots d'Ouide, In pretio pretium
62 DIALOGVE SECOND
nunc efl, vfant de la façon de parler qui eft en vCige depuis peu de temps ?
Celtophile. le ne puis le fçauoir fi vous ne le dites.
Philavsone. le l'interpreteres, Celuy eft homme de bien qui eft homme de biens. Vêla pourquoi- quand on dit pour le iour d'huy Homme de bien, pluficurs prcftcnt l'oreille. Bien eft vray que fi vous veniez à demander l'expofition d'Homme de bien, pour parler à la foldate, on diret que c'eft celuy qui a le cueur afsis en bon lieu (car on parle ainfi) que c'eft celuy qui n'endure point d'eftre braué : & (comme on parle couftumierc.r.ent) qui a du fang aux ongles. Tellement que félon cefte fignification, Homme de bien & Poultron font comme con- traires.
Celtophile. Ceci fera bien mis en mémoire auec le refte qui appartient à ma leçon : laquelle ce grand fcigneur vous a empefché de continuer. Car c'eft luy qui nous a tant faid extrauaguer. au moins il nous a mis en chemin, en nous mettant fur le propos de grandeur. Mais il me fouuient que fur cela vous aucz dicl entr' autres chofes, que le gen- tilhomme vouloit faire le prince, le prince vouloit faire le roy : le roy, le monarque.
Philavsone. Ouy, ie le vous ay did : & fi î'eufle voulu, ic I'eufle bien pris de plus loing. car ie vous euflc did que le merccrot veut faire le gros mar- chand, le gros marchand veut faire le gentil-homme,
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 63
& ainfi confecutiuement. Mais pourquoy me ramen- teuez-vous ceci?
Celtophile. Pourceque ie veux fçauoir qui vous entendez eftre auiourdhuy monarque. Entendez- vous celuy duquel nous venons de parler? celuy que nous auons did eftre appelé Le grand fei- gneur ?
Philavsone. Vous fçauez bien que veut dire ce mot monarque, & comme on en vfe : ie n'ay point penfé au grand feigneur alors que i'av did cela.
Celtophile. l'enten bien ce mot Monarque : & voyla pourquoy ie vous fay cefte interrogation : pource qu'il femble que vous en abufiez, comme on en abufe ordinairement. Car fi vous auez voulu dire qu'vn roy fe veut faire Dieu, vous auez bien vfé du mot : mais fi vous auez entendu autrement, vous en auez abufé.
Philavsone. le vous confefle pourtant que ie ne l'ay pas entendu ainsi, ains comme on l'entend ordi- nairement. Mais maintenant ie confidere bien que félon la fignification que ce mot a en Grec, il n'y a que Dieu qui puifle eftre appelé Monarque.
Celtophile. Cela eft ceitain, qu'il n'y a que Dieu qui puifTe auoir ce litre de Monarque, quand on en vfe fans y adioufter vne queue. Car on peut appeler vn roy de France, Le monarque de France : va roy d'Hefpagne, Le monarque d'Hefpagne : <Sc quand on dit aufsi Monarchie (de la mefme façon que Oli-
64 DIALOGVE SECOND
garchic & Demarchic) il faut que cela foit limité, c'eft à dire qu'on entende. Monarchie de telle ville, ou telles villes : Monarchie d'vn ou plufieurs pays. Car pour eftrc monarque, il faut eftre fcigneur de tout le monde, voire du ciel aufsi bien que de la terre. Ainfi n'y a point de monarque autre que Dieu, ni aufsi de monarchie que la fienne : û on veut (comme i'ay did) vfer de ces mots fans adioufter quelque queue.
Philavsone. Diriez vous donc que ce dofteur qui fe nommet luris iitriusque monarcha, auet oublié fon De uerhorum fignificatione ?
Celtophile. Vous ne confiderez pas bien ce que ie di : ne vous defplaife, car il-y-a ici vue queue : d'autant qu'il ne le nomme pas abfolument monarcha, mais adioufte iuris utriufque.
Philavsone. Vous aucz raifon.
Celtophile. Mais voyci ou eft le mal : c'eft qu'il y-a eu plufieurs dodeurs, dont chacun s'eft nommé Iuris utriufque monarcha : qui eft comme û la France eftet foubs la domination de quatre ou cinq (ce qu'à Dieu ne plaife) & que chacun prift le titre de Monarque de France, ou d'vn autre pays, car com- ment pounoit chacun cftre Monarque, c'eft à dire feul dominateur, quand la domination feret à plu- fieurs ?
Philavsone. le ne fçay pas s'il-y-a eu plufieurs dodeurs dont chacun ait efté appelé Monarcha iuris : quant à vn l'en aifeurc bien, car il me fouuient
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALUNIZÉ 6)
qu'on a imprimé long temps y-a vn liure de Guido Papa ou Guido Papas (car on l'appelle en toutes ces deux fortes) le titre duquel eft, Decifiones parla- menti Delphinatis Gratianopolitani, per excellentiffimum iuris utriufque monarcham D. Guidotum Papa, in curia eîujdem àuitatis fenatorem, adita.
Celtophile. le vous affeure de cela, qu'il n'eft pas feul qui a eu ce titre : mais lequel d'entr'eux a elle plus fot ou moins fot de le fe donner, de cela ie ne vous puis afTeurer.
Philavsone. Peut-eftre qu'on leiu- a donné fans qu'ils le demandaflent : & que ceux qui leur ont donné, n'ont pas bien entendu que c'eftet.
Celtophile. le m'en rapporte à ce qui en eft. mais quant à n'auoir entendu la vraye fignification de ce mot, ie ne m'en esbahirois pas autrement : veu le priuilege qu'auoyent les iurifconfultes d'alors, d'eftre du tout ignorans du Grec : iufques à dire, Gracum eft, non kgitur.
Philavsone. Il valet mieux qu'ils confeflafTent ne leur eftre permis de manier le langage Grec, que non pas qu'ils l'accouftraffent de la façon qu'aucuns de leur robbe l'ont accouftré depuis. Car auant Budee & Alciat, Dieu fçait comment on l'accouftret. Et de ceux mefmement qui auiourdhuy font profefsion d'interpréter les liures Grecs en Latin, ne voit-on pas plufieurs par leur ignorance mettre les ledeurs en toutes les peines du monde ?
Celtophile. l'en fçay bien vn qui a mis vn grand II 9
66 DIALOGVH SECOND
nombre de perfonnes en vne grand* peine : en laquelle il-y-a danger qu'elles ne demeurent tout le temps de leur vie.
Philavsone. Mon Dieu, vêla pas grand' pitié! Mais dite-moy vn peu quelle eft ceftc peine en laquelle il les a mis.
Celtophile. C'eft de cercher le pays de Myr- mece.
Philavsone. Le pays de Myrmece !
Celtophile. Ouy, le pays de Myrmece, ou Mjt- mecie.
Philavsone. le m'affeure qu'il n'y-a point de mappemonde ou foit ce pays.
Celtophile. C'eft ce qui les met encores en plus grand' peine, qu'ils ne font conduits ni par aucune mappemonde, ni par aucun cofmographe, ou hifto- riographe, pour trouuer ce pays de Myrmece.
Philavsone. Mais de la part de qui ceft interprète leur fait il commandement de cercher le pays de Myrmece ?
Celtophile. De la part de Plutarque.
Philavsone. C'est de la part d'vn grand perfon- nage. Et en la fin, fi vous ne me parlez plus ouuer- tement, vous me mettrez en aufsi grand' peine que ceft interprète a mis fes ledeurs.
Celtophile. l'auray pitié de vous, & vous con- teray toute la farce. le fi dernièrement ceft honneur à quelcun de lire vn Hure de Plutarque par luy tra- duiâ, au lieu que ie le pouuois lire en fa langue :
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANEÉ 67
& en recompenfe de l'honneur que ie luy faifois, il me fit faire bonne prouifion de ris.
Philavsoxe. Dites vous du ris que vendent les efpiciers ? car c'eft bonne prouifion, principalement ou on craind auoir faute de bled.
Celtophile. Vous auez bien enuie de mordre fur mon langage : mais lailTez moy parler à ma façon, pourueuque ie n'efcorche rien.
Philavsone. l'enten bien que vous me voules taxer : mais vous voyez comment ie m'accommode maintenant, & n'\-fe plus de ces efcorchemens que vous trouuiez fi goffes & fi fpurques.
Celtophile. Ce-pendant que vous dites n'vfer plus de mots efcorchez du langage Italien, vous vfez de deux tout en vn coup. Mais ie ne m'y veux pas maintenant arrefter. car i'ay hafte de vous faire rire.
Philavsone. le vous en fçay bon gré.
Celtophile. Fauois délibéré de vous faire le récit bien au long : mais pour la mefme raifon que ie vien d'alléguer, ie l'abbregeray le plus qu'il me fera pofsible. Vous fçauez que les Grecs appellent MyrwYî.r, ce que nous difons Fourmi : & Myrmr.xiUy ce que nous appelons Fourmilliere.
Philavsoxe. Taures bien oublié tout mon Grec, fi ie ne me fouuenes de cela.
Celtophile. Ce gentil interprète (car notez que ie ne parle pas de celuy qui a dernièrement traduid tout le Plutarquc, mais d'vn autre, qui n'eftoit pas
68 DIALOGVE SECOND
en danger d'oublier beaucoup de Grec) rencontrant ce Myrmecia, fe fit tresbien à croire que c'eftoit vn pays qui s'appeloit ainfi : tellement qu'au lieu de dire De la fourmilliere, il dit, Du pays de MyrtnecCf ou Myrmecie.
Philavsone. Encore que vous difiez auoir grand' hafte, ie vous prieray m'enfeigner le paflage.
Celtophile, C'eft au liure ou Plutarque difpute lefquels animaux participent plus de prudence, les terreftres, ou les aquatiques. Car il dit que l'ours, quand il fe trouue defgoufté, s'en va aux fourmil- lieres : & s'alTeant auprès, tire fa langue, qui eft molle & a quelque humidité douce & gluante : & ne la retire point iufques à ce qu'elle foit toute plene de fourmis : lefquelles eftant par luy avalées, luy feruent de remède. Mais au lieu de dire que l'ours s'en va aux fourmillieres, ou à quelque four- milliere, ce dode perfonnage, metamorphofant ce mot Myrmecia, dit que l'ours s'en va au pays de Myrmece, ou Myrmecie. ie fçay bien qu'il-y-a Tvn ou l'autre.
Philavsone. Ouy vrayement, c'eft bien vne metamorphofe : voire plus eftrange que toutes celles d'Ouide. car c'eft grand cas, de conuertir des fourmis, qui font fi petites, en vn pays. Mais quant à ce que vous dites Myrmece, ou Myrmecie, il eft plus vrayfemblable que le pays foit Myrmecie, & la ville capitale foit Myrmece. Or puifque nous fommes tombez fur ce mot Myrmrxia, & que vous m'aucz
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appris quelque choufe de nouueau touchant iceluy, ie vous veux apprendre aufsi quelque cas de nou- ueau de luy : mais non fi fottement nouueau que cela que vous m'auez did. Dite moy donc fi vous auez iamais penfé à ce mot Frances Marmaille, d'où il venet.
Celtophile. Iamais.
Philavsoxe. le croy qu'il vient de Myrmaxes, dont vfoyent les Doriens, au lieu que les autres Grecs difoyent Myrmrr^es, ou bien de leur Myr- ma-Axa (qui a fon origine de Myrma^s) au lieu de ce que les autres Grecs difoyent Myrnir.xia. Et ce qui m'y a plus faid penfer, c'a efté que le poète Theo- crite introduit deux femmes qui vont voir la folen- nité qui fe faifoit en l'honneur d'Adonis, & s'appe- loit Adonia : ou eflans arriuees, & voyans vne grande troupe de gens de toutes fortes, hommes, femmes, petis enfans, font en peine comment elles pourront paffer : & puis vfent de ces mots, Myrtnaas attr.rithmoi xai ametroi. Comme qui diret, Vêla des gens fans nombre & fans mefure. Mais ie penfe totalement que celuy qui interpreteret ici. Vêla de la marmaille infinie, rencontreret fort bien, & expri- meret le mot Grec : qui proprement signifie Fourmis : comme aufsi quand nous voulons parler d'vne grande troupe de perfonnes, & principalement de perfonnes de baffe qualité, qui font comme entaffees les vnes sur les autres, nous difons, Il y en a vne fourmilliere. Mais quant à ces femmes, fi elles par-
70 DULOGVE SECOND
loyent affez proprement, veu qu'il y auet grand nombre de gens à cheual, ie m'en rapporte à ce qui en eft : tant y-a que Theocrite les introduit ainfi parlans : lequel aufsi les fait tenir de petis propos femblables à ceux que tiennent deux bonnes com- ' mères de Paris, en allant voir l'entrée du roy, ou de quelque grand prince, quand elles pafleroyent par petit pont, ou à l'entour du Palais, ou par quelque autre lieu ou ordinairement on a accouf- tumé d'eftre le plus preffé.
Celtophile. le fçay bon gré au pays de Myr- mece, & le remercie, encore que ie ne le congnoifle point, car fans luy vous ne m'eufsiez pas faid parti- cipant de cefte belle obferuation.
Philavsone. le croy bien que non.
Mais vous, qui auiez tantoft fi grand* hafte d'ouir le refte de voftre leçon (comme vous l'appelez) c'eft grand cas que vous faciez tant de digrefsions, & aufsi m'en faciez faire. le vous aduerti que ce n'eft pas voftre proufit.
Celtophile. le ne fçay que veut dire que nous y entrons toufiours plus auant que nous ne penfons. mais pour le moins elles ne font pas tant eflongnees de noftre droit chemin qu'elles le nous facent oublier.
Philavsone. Si vous confefleray-ie que mainte- nant ie l'ay oublié.
Celtophile. le vous y auray remis bien toft. Nous eflions fur les mots François changez, non
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIAN'IZÉ 71
pas en mots eftrangers, mais autres qui font du mefme pays : dont vous auiez defia amené quel- ques exemples, & auiez parlé de ceux de la guerre, & puis de quelques-vns appartenant à la mer.
Philavsoxe. le n'ay pas fouuenance d'autres mots nouueaux qui concernent la guerre, ni la mer, mais d'aucuns qui appartiennent à autre choufe.
Celtophile. Ce m'eft tout vn : ie ne laifleray de les apprendre aufsi volontiers.
Philavsone. le commanceray donc par celuy qui me vient le premier en mémoire : qui eft Deuotioti. Car on foulet vfer de ce mot quand on parlet de Dieu (afçauoir de l'affedion qu'on auet au feruice de Dieu) & maintenant on en vfe aufsi quand on parle des hommes. Car on dit, Ceftuy-ci eft à la deuotion d'vn tel feigneur.
Celtophile. Qu'est-ce qu'on entend?
Philavsone. Que quand il plaira à ce feigneur l'honnorer de fes commandemens (car on parle ainfi maintenant) il s'eftimera bien heureux de luy pouuoir faire humble feruice. Et volontiers celuy qui eft ainfi à la deuotion d'vn feigneur, eft fa créature.
Celtophile. Qu'eft ce à dire Sa créature ?
Philavsone. le le vous diray tantoft. car c'eft aufsi vn mot nouueau, quant à la fignification. mais maintenant ie vous veux parler d'vn autre mot nou- ueau (c'eft à dire aufsi qui a vn vfàge nouueau)
72 DIALOGVE SECOND
pourceque ie crain de l'oublier, & toutesfois il eft fort commun.
Celtophile. Quel mot ?
Philavsone. Saluer, au lieu de dire Baifer. Car quand vn gentilhomme, parlant d'vne dame ou damoifelle, dit le la veux faluer, on entend, le la veux baifer. Pareillement s'il dit, le Tay faluee : c'eft autant que s'il difet le l'ay baifee. Et toutesfois le mot Baifer n'eft pas du tout hors d'vfage. Mais qu'on fe fert bien fouuent de Saluer, cela vient (comme ie croy) de ce que la falutation Francefe d'vn gentilhomme à vne dame ou damoifelle, ne feret pas légitimement faide fans vn baifer, ains y auret de l'incongruité.
Celtophile. le ne trouue pas le changement de celle parole mauuais. Toutesfois ie defirerois fçauoir qui en a efté la caufe.
Philavsone. le croy que les femmes en foyent caufe pluftoft que les hommes.
Celtophile. Pourquoy?
Philavsone. Pource qu'elles parlent plus hardi- ment de faluer que de baifer.
Celtophile. le penfe neantmoins qu'il-y-a peu de pays ou le baifer foit fi commun qu'il eft en France : mefmement quant au baifer qui fe fait auant que congnoiftre.
Philavsone. Comment entendez-vous, Auant que congnoiftre ?
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALUNIZÉ 75
Celtophile. l'enten de cduy qui rencontrant vne grande afferablee de dames ou damoifelks, ou entrant en vn lieu ou elles font, ne baife pas feule- ment celle ou celles qu'il congnoift, mais par com- pagnie toutes les autres aufsi, lefquelîes peut eftre que iamais il n'aura veues, ni n'aura fceu fi elles font nées. Et fi d'auanture en vn grand nombre il en a oublié qaelcune, il eft en tre%rand danger d' eftre déclaré fot par arreft de toutes les autres. Encore n'eft-ce pas tout, car fouuent elles font bai- fees encore autrement par compagnie, comme vous fçauez (au moins fi cefte couftume aufsi demeure toufiours), c'eft, que les gentils-hommes qui font compagnie à celuy qui en congnoift quelcune, font puis après leur tour par ordre quant à ces bai- femens.
Philavsone. Ces façons demeurent toufiours : & le fçay bien que plufieurs autres nations trouuent eftrange cela particulièrement, de baifer celles aufsi qu'on ne congnoift point. Dequoy ils ne s'esbahif- fent fans caufe : & mefme ie penfe que noftre baifer ne vint pas fi auant du premier coup : mais au refte ie ne doute pas qu'il ne foit ancien. Et comme les autres nations trouuent eftrange que nous baifons les femmes, ainfi trouuons-nous eftrange la façon de quelques pays, ou les hommes s'entrebaifent : & mefmement à Venife les gen- tils-hommes, qui font appelez les magnifiques mef- sers.
il to
74 D1AI.OGVE SECOND
Celtopiiile. La couftumc eftoit telle entre les Perfes aufsi (comme nous congnoiflbns par quelques auteurs Grecs, & nommément par Xenophon) entre ceux d'vne mefme parenté. Car au premier liure de la Cyropedie, Cyrus dit luy mefme, que la façon des Perfes eft de baifer l'vn l'autre, ou quand ils s'en- treuoyent après quelque efpace de temps, ou quand ils fe feparent. Et là efl le mot Grec PhileiHy qui fignifie généralement Baifer : mais vn peu aupara- uant parlant des parens de Cyrus qui le baifoyent en prenant congé de luy alors qu'il alloit faire quelque voyage, il adioufle /w Jïotnati : c'efl à dire , A la bouche. Or qu'entre les Grecs aufsi le baifer ait efté en vfage de toute ancienneté, nous en auons cer- tains tefmoignages d'Homère. Toutesfois ie n'ay fouuenance qu'il parle de baifer la bouche, mais bien de baifer la tefle & les efpaules, ou la tefle & les yeux. Mais on a remarqué en fes liurcs, que baifer la tefte & les efpaules, c'eftoit la façon des ferfs. & faut noter qu'il vfe du mot Kynew, pour fignifier Baifer : duquel mot Kynein fut faid depuis Pro/y^ynein, qui fignifie Adorer. Et toutesfois Kynein (non plus que Kyein) n'efl pas did feulement des ferfs. Quant aux Rommains, nous lifons en Plu- tarque & en celuy qui s'appeloit Aulus Gellius, & maintenant par quelques-vns eft nommé Agellius, la couftumc auoir efté mifc, que les femmes eftoyent baifees par leurs parens, exprefTément pour fentir fi elles auoyent point beu de vin. Il eft vray que Plu-
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 75
tarque difpute û cefte façon de faire feroit point procedee d'ailleurs.
Philavsoxe. Si ainfi eftet que ce baifer fe fift pour congnoiftre fi elles auoyent beu du vin, il falet bien qu'il fe fift en la bouche.
Celtophile. Il le faut ainfi inférer, veu mefme- ment que Plutarque auec Philein adioufte ces mots que i'ay tantoft alléguez de Xenophon, /«o ftomati. Quant à l'autre, il fe contente de dire ofcuUri.
Philavsoxe. Celles toutesfois qui auoyent enuie de boire du vin, encores le pouuoyent-elles faire certains iours que ce baifer n'eftet pas à craindre.
Celtophile. le croy qu'il n'y auoit point de dif-^ tindion des iours, quant à cela. Et mefmes Athenee en fon dixiefme liure dit que cela fe faifoit tous les iours.
Philavsone. Vous fouuient il d'vne Rommaine qui auet vn mari punais, & penfet qne tous hommes fentiffent aufsi mal que luy? Il faut bien dire que cefte-la n'eftet pas ainfi baifee par fes parens.
Celtophile. Il me fouuient de qui vous entendez, c'eft de la femme de Duellius : or ie vous refpon, qu'il n'y a règle fi générale qui n'ait quelque excep- tion, loind qu'aucuns racontent cela d'vne autre que d'vne Rommaine, afçauoir de la femme de Hieron roy de Syracufes : ce qui eft plus vrayfem- blable, & aufsi (fi i'ay bonne mémoire) tefmoigné par plus d'auteurs.
Philavsone. Quant à moy, ie n'ay point leu cela
76 DIALOGVE SECOND
que de cefte-ci. Mais ie m'aduife que fans y penfcr vous eftes forti des limites de voftre propos, car vous auez commancé à parler de l'entrebaifement des hommes.
Celtophile. le fçay bien le chemin pour y retourner. Mais auant que de laifler celuy fur lequel nous fomraes, dite moy s'il vous fouuient de ce que fit Caton à vn fenateur qui auoit baifé fa femme, en prefence de fa fille.
Philavsone. Nenni. comment donc? luy en fit-il quelque punition?
Celtophile. Ouy, & bien grande, car il le depofa de fon office.
Philavsone. Mon Dieu, que feret-ce fi nous auions beaucoup de tels Gâtons, & s'ils voyoyent les entrebaifemens qui fe font aufsi bien en public & en plene rue qu'ailleurs, ie ne diray pas des maris & femmes, ou des parens & parentes : mais entre perfonnes qui ne peuuent alléguer aucun parentage, ou alliance, ni mefmes (bien fouuent) aucune cognoiflance : comme aufsi voufmefmes tantoft auez bien fceu dire, car tant s'en faut quo cefte couftume de baifer les vns après les autres vne grande troupe de dames ou damoifelles (congneues ou incongneues) commancé à s'abolir, qu'au con- traire elle eft en vogue plus que iamais.
Celtophile. Vrayement ces damoifelles ne peu- uent pas dire à leurs maris qu'elles ne fçauent que fentent les autres hommes, comme difoit cefle
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 77
femme du roy Hieron, ou bien de Duellius Rom- main. Mais dite-moy, fi vne damoifelle fe void en danger d'eftre baifee par vn gentilhomme qui a la groffe vérole, ne peut elle pas trouuer quelque moyen d'efchapper ? Car pour vous dire la vérité, le ^ong temps qu'il y a que ie fuis parti de France, m'a faid oublier cela, entre autres chofes.
Philavsone. Il n'y a point de remède, car il faut obéir à la couftume. Vne fois feulement ie vi vne damoifelle qui trouua une inuention pour efchapper : mais ce fut en priant le premier qui venet pour la baifer, de l'auoir pour excufee, pource qu'elle auet encore de la fleure. De laquelle excufe elle n'vfet pas pour l'elgard de ceftuy-la, ni de plufieurs autres qui eftoyent venus de compagnie, mais d'vn feule^ ment qui eftoit foufpeçonné d'auoir efté au pays de Suerie : lequel toutesfois il euft falu baifer aufsi bien que les autres,
Celtophile. Ainfi, tout bien comté & rabatu, cefte couftume fe trouuera n'eftre ni belle ni hon- nefte : & ne m'esbahi pas û plufieurs autres nations s'en moquent.
Philavsone. Encore ne fçauez-vous pas tout, car il-y-a aufsi vne efpece de danfe en laquelle on s'ac- commode d'vne façon de baifer, laquelle me fait fouuenir de ce qui fe dit par prouerbe, Curfu Jam~ pada tibi trado. Mais qu'auez vous à rire ?
Celtophile. le me ri de voftre Accommoder, car
yS DIALOGVE SECOND
VOUS auez did, On s'accommode d'vne façon de baifer.
Philavsone. Ne vous ay-ie pas did parcideuant que ce mot Accommoder feruet maintenant à tout? Quant vous aurez feiourné quelque temps en la cour, vous ne trouuerez pas cefte façon de parler eflrange, ni aufsi plufieurs autres que maintenant vous trouuez telles.
Celtophile. Pourfuyuez donc, s'il vous plaift, afin que ie fçache en quelle façon on s'accommode du baifer.
Philavsone. C'efl qu'vn nombre de gentils- hommes & de dames, danfans à vue danfe qui s'ap- pelle Le branle du bouquet, vn de ces gentils- hommes & vne de ces dames, eftans les premiers en la danfe, laiffent les autres, (qui ce-pendant con- tinuent la danfe) & fe mettans dedans ladide com- pagnie, vont baifans par ordre toutes les perfonnes qui y font : afçauoir le gentilhomme les dames, & la dame les gentils hommes. Puis ayans acheué leurs baifemens, au lieu qu'ils eftoyent les premiers en la danfe, fe mettent les derniers. Et cefte façon de Élire fe continue par le gentilhomme & la dame qui font les plus prochains, iufques à ce qu'on vienne aux derniers.
Celtophile II me fouuenoit de ce que vous auiez dift que cefte façon de faire vous reduifoit en mémoire ce qui fe dit par proucrbe, Curfu latripada tibi trado : & attendois eu quoy il y auroit quelque
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correfpondance : ie voy bien maintenant que c'eft en ce que vous venez de dire à la fin.
Philavsone, C'eft en cela voirement. Mais que dites vous de cefte façon ?
Celtophile. le di que c'eft vne inuention pour faire belle provifion de baifers, à ceux & celles qui la veulent faire.
Philavsone. Or ie veux maintenant prattiquer en vcflxe endret cefte façon de parler prouerbiale, Curfu lampada tibi irado. Car ie vous prie de faire mainte- nant voftre tour, quant à parier des baifers.
Celtophile. le ne vous ay pas promis parler que de l'ancien entrebaifement des hommes.
Philavsone. le ne demande autre choufe de vous. & defia ie vous ay did que ie fçaues bien que les magnifiques mefTers de Venife s'entrebaifoyent.
Celtophile. Par ou voulez vous que ie co ro- mance? le vous ay defia parlé de la façon des Perfes, tefinoignee par Cjtus, en Xenophon. Quant à la Bible (par ou ce feret raifon de commancer) il-y-a affez d'exemples au vieil Teftament : & quant au nouueau, le baifer de ludas ( lequel baifer eft venu comme en prouerbe) monftre bien quelle eftoit la façon d'alors. On dit aufsi qu'en l'eglife primitiue le baifer eftoit tefmoignage d'vne fraternité & con- corde : ou (fi vous aimez mieux) d'vne concorde firatemelle : & quelques moines vfans du baifer en -certaines folennitez, fe vantent de l'auoir pris de là. Mefmement quand en la meffe on fait baifer la paix,
80 DIALOGVE SECOND
on eftime qu'en faifant baifer une mefme chofe à tous, c'est comme fi on s'entrebaifoit l'vn l'autre. Mais quant aux payens, le baifer ayant efté couftu- mier aux Perfes, il eft vrayfemblable que les Grecs ne l'auoyent pris d'aillieurs. Et fi les Perfes bai- foyent leurs roys aufsi, ie croy bien que ce n'eftoit fans quelque cerimonie particulière : veu mefme- ment que nous lifons en Plutarque de ceux qui bai- ferent Alexandre en vn feftin, que ce fiit après auoir vfé d'adoration, car il dit Profayn-njai (encore qu'on ait mieux aimé traduire en ce lieu la, Faire vne grande reuerence) & toutesfois beaucoup s'en faloit qu'Alexandre quant au refte demandaft des honneurs fi grands que les Perfes les faifoyent à leurs roys. Or comme i'ay did qu'il eftoit vrayfemblable que les Grecs auoyent pris le baifer des Perfes, aufsi pourroit-il eftre que les Rommains l'auroyent eu des Grecs. Quoy qu'il en foit, il eft certain qu'à Romme ils eftoyent grands baifeurs : voire iusques à donner occafion de faire un edid qui prohiboit certains baifers quotidiens, car ils font ainfi appelez, ofcula quotidiana. Mais baifer quand on s'en alloit & aufsi quand on retournoit, cela demeuroit bien : & cefte façon fe congnoift par Martial, entr' autres. Quant aux empereurs, ils baifoyent les fenateurs, & principalement quand ils retournoyent de quelque voyage : comme aufsi ils eftoyent baifez par les fenateurs quand ils partoyent. Ce qu'on voit tant par quelques autres paflages que par vn qui eft au Pane-
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gyrique de Pline à l'empereur Traian, Gratum erat cunâis quàd fenaium ofculo exciperes, ut dimiffus ofciilo fueras. Mais quelquesfois ils ne prefentoyent que la main en recompenfe du baifer qu'ils auoyent receu. Car il dit vu peu après (comme faifant comparaifon de celle façon de faire dont vfoit Traian auec celle de quelques autres empereurs Rommains fes prede- cefleurs) Non tu ciuium amplexus ad pedes tuos deprimiSj rue ofcuîum manu reddis. Car i'enten que Ne rendre pas de la main le baifer, ce foit, Ne fe contenter pas de prefenter la main à quelcun, au lieu du baifer qu'on a receu de luy auparauant : comme Traian auoit receu des baifers des fenateurs à fon départ : ainfi qu'il appert par les premiers mots du mefme auteur que i'ay alléguez naguère.
Philavsone. Mais penfez-vous pas que ceux auf- quels un empereur ou autre grand feigneur prefen- tet la main, en figne de carefTe, la baifoyent?
Celtophile. Il me femble qu'ils ne pouuoyent faire moins. Et croy aufsi que quelquesfois encore qu'ils ne prefentaffent la main, on ne laiflbit pas de monftrer qu'on la vouloit baifer : & eux voyans cela ou l'auançoyent, ou, s'ils vouloyent fauorifer d'vn grand honneur quelcun, au lieu d'endurer qu'il baifaft leur main, fe prefentoyent pour eftre baifez au vifàge. Laquelle faneur i'ay veu des dames faire à quelques- vns qui leur vouloyent baifer la main. Or quant au baifement des mains, nous en auons le tesmoignage de Plutarque en quelques endroits : dont l'vn eft en H II
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la vie de Catoa d'Vtique. car il dit là que Caton ayant efté capitaine de mille hommes de pied en Macédoine, après que le temps de fa charge fut expiré, receut de grands honneurs au parti du camp. Car il fut conuoyé non pas auec louanges et prières aux dieux pour luy (ce qui eft couftumier) mais auec larmes & vne infinité d'accolades : aucuns mefme- ment eftendans leurs veftemens par terre là ou il devoit paffer, & luy baifans les mains. Et faut noter que Plutarque, quant à ce baifemeut de mains, adioufte expreffément, que c'eftoit toutesfois vne chofe laquelle les Rommains de ce temps la ne fai- foyent pas volontiers finon à bien peu de capitaines généraux. Comme voulant monftrer vne grande prerogatiue d'honneur, puifqu'à luy, qui n*eftoit capitaine que de mille hommes, on faifoit vn hon- neur lequel tous les capitaines généraux ne rece- uoyent pas des Rommains, mais s'en faloit beau- coup. Or ne dit-il point de quelles perfonnes il receuoit ceft honneur : mais il eft vrayfemblable que c'eftoit des foldats principalement. Nous lifons aufsi en la vie de Brutus, que Popilius Lasna, ayant parlé allez longuement de quelque affaire à Cefar (lequel il auoit abordé aufsi toft qu'il eftoit defcendu de fa litière, pour entrer au lieu ou fe deuoit tenir le fenat) en fe départant de luy, luy baifa la main dextre. Ce qui donna bien à congnoiftre (dit Plu- tarque) que Popilius luy auoit parlé de quelque affaire fien. Et Plutarque aduertit expreffément de
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ceci, pour monftrer que la crainte qu'auoyent Brutus & Cafsius, & les autres coniurez, qui eftoyent là pour faire leur coup (comme ils firent) eftoit vaine, en ce qu'ils penfoyent que Popilius decou- urift à Cefar leur entreprife. Or quant au baifer, en ce qui fuit incontinent après il dit qu'on baifa à Cefar la poitrine & la tefte. Cefar entrant (dit il) tous les fenateurs fe leuerent par honneur deuant luy : & pluftoft ne fut afsis que les coniurez l'enui- ronnerent, luy prefentans vn d'entr'eux nommé Tul- lius Cimber, qui prioit pour la reftitution de fon fi-ere, qui eftoit banni : & eux tous auec lui prioyent Cefar, en luy touchant les mains, & luy baifant la poitrine & la tefte.
Philavsone. le croy qu'incontinent après cela Cefar fut chargé de tant de coups.
Celtophile. Ouy.
Philavsone. Vrayement ie conddere vne façon de faire aflez eftrange, baifer la poitrine & la tefte.
Celtophile. le croy qu'elle n'eftoit guère accouf- tumee.
Philavsone. le le penfe aufsi : & la delTus ie m'auife du prouerbe Italien, Chi mi fa piu carei^ic che non foie, à ingannaio m'a, à ingannar me uole.
Celtophile. Ce prouerbe ne vient pas mal à propos, mais quand bien Cefar euft tenu ces carefles (fi ces baifemens dorment eftre ainfi appelez) pour fufpedes, voire iusques à fe douter de quelque
04 DIALOGVE SECOND
entrcprife telle, ie n'eflime pas qu'il euft pu fe sauuer,
Philavsone. Pour bien iager de cela il faudret fçauoir plusieurs particularitez que nous ne pou- nons pas fçauoir. Pour demeurer donc fur nos baifers, il ne dit pas ici qu'ils luy baifoyent les mains, mais feulement qu'ils les luy touchoyent.
Celtophile. lime fouuientbien qu'il-y-aau Grec haptonmwi chirun : foit qu'on vueille l'interpréter, Touchans les mains, ou Touchans aux mains, mais ie ne croy pas que cela fe puifTe entendre aufsi du baifement d'icellcs : veu mefmement que Plutarque en ces autres pafTages que ie vous ay alléguez naguère, parlant de Baifer les mains, ou la main (ce qui s'entend de la dextre) dit Cataphikin. le croy pluftoft que ce touchement des mains, eftoit vne façon de laquelle on vfoit quand on prioit quelcun. Et qu'ainfi foit, nous lifons en ce mefme auteur, en la vie de Tiberius et Gains, qu'en vn tumulte Tibe- rius voulant mettre la main aux armes, deux perfon- nages qui auoyent eu autrefois la dignité de Conful, le vindrent prier qu'il fe vouluft déporter : & dit qu'en le priant ils luy touchoyent les mains, & pleuroyent. car il-y-a là aufsi Cbirr.)U hapiomenoi.
Philavsone. le penfe encore à ce baifement de la poitrine & de la tefte, duquel on vfa à Cefar pour faire bonne mine, alors qu'on s'appreftet à luy vfer d'vnc façon de faire bien autre : de laquelle aufsi on luy vfa aufsi toft. Et ce baifement me fait fou-
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uenir de ce que vous auez tantoft did auoir efté obferué en Homère, que baifer la tefte & les efpaules, c eftet la couftume des ferfs : au lieu que les autres baifoyent la tefte & les yeux. Il me femble aufsi que vous auez did qu'il n'eftet point de mention en ce poète de baifer à la bouche.
Celtophile. Pour le moins ie vous ay did n'en auoir fouuenance. Et toutesfois les Perfes s'entre- baifoyent en la bouche : finon qu'on voufift dire que le Cyrus de Xeuophon fift autrement que les autres. Ce que ne diront pas ceux qui auront leu & retenu ce qu'efcrit Hérodote touchant les baifers Perfiens. car il en fait deux fortes, l'vn à la bouche, l'autre à la ioue. Et (fi i'ay bonne mémoire) il dit que quand il s'entrerencontrent par le chemin, on congnoift à la forte du baifer s'ils font égaux quant à la qualité, car s'ils font égaux, ils s'entrebaifent à la bouche : que fi l'vn eft de qualité un peu plus baffe, ils s'entrebaifent à la ioue. mais fi l'vn eft beaucoup inferieiu-, il fait la reuerence à l'autre en s'inclinant deuant luy.
Philavsoxe. En ceci pour le moins il-y-a diffé- rence entre ce que dit le roy Cyrus & ce que racomte Hérodote, que l'vn fait les baifers beau- coup plus frequens que l'autre. Quant à la façon d'iceux, ie ne fçay pas s'ils fe pourroyent trouuer d'accord.
Celtophile. Pourquoy dites vous que l'vn fait les baifers plus rares que l'autre ?
86 DIALOGVE SECOND
Philavsone. l'ay did que rvn les faifet plus fre- quens. Toutesfois ce que vous dites reuient à ce que ie difes. Car û l'vn les fait plus frequens, par confequent l'autre les fait plus rares. Or ce qui m'a faid dire cela, c'a efté le paffage de Xenophon, que vous auez allégué voufmefme : auquel il efcrit la façon des Perfes eflre que ceux d'vne mefme parenté s'entrebaifent, quand l'vn fe fepare de l'autre, pour faire quelque voyage, ou qu'ils fe reuoycnt après quelque temps.
Celtophile, Vous me reduifez en mémoire ce paffage : & penfe bien defia quelle différence vous me voulez mettre au deuant.
Philavsone. le n'ay parlé que d'vne, mais ie confidere maintenant qu'il-y-en a deux.
Celtophile. En ce que dit Xenophon (ou pluftoft Cyrus en Xenophon) il n'y a point de différence (à parler proprement) mais de la reftridion. Car il tefmoigne la couflume eftre telle, de s'entrebaifer : mais ie vous confeffe qu'il ne fait pas cefte couf- tume fi générale, en ce qu'il dit que cela fe faifoit entre parens, & adioufte aufsi quand il fe faifoit.
Philavsone. Il ne tiendra pas à moy que vous ne les mettiez d'accord.
Celtophile. Au pis aller, ie vous diray comme l'autre, Diftingtie teinpora, & concordabis fcripturas. Car depuis le temps de Cyrus iufques à ce temps duquel parle Hérodote, eftoyent paffees beaucoup d'années. Par laquelle refponfe i'obuieray aufsi i la
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queftion que vous pourriez faire touchant l'autre forte de baifer, afçauoir à la ioue : duquel Hérodote fait mention, & non pas Xenophon. Mais quant aux différences que vous trouuiez, on pourroit refpondre à Xenophon que Cyrus donc (fi ce que luy en efcrit aillieurs eft vray) ne gardoit pas la couftume des Perfes, quant à ne baifer finon fes parens, & feule- ment alors qu'il dit.
Philavsone. Quant à moy, ie ne fuis pas celuy qui vueille efplucher telles choufes de fi près. Mais dite-moy ceci (s'il vous plaifl) auant que bailler congé à Xenophon : fi c'eft pas luy qui racomte que le roy Cyrus, difant que le petit homme fe doit marier à vne petite femme, allègue celle incommo- dité, fi au contraire la femme eft grande, le mari eftant petit, qu'il fera contraint, quand il la voudra baifer, de faire vn faut comme les petis chiens.
Celtophile. Ouy, c'eft bien Xenophon qui a racomté cela. Et il faut entendre, de faire vn faut comme les petis chiens, quand on leur tend quelque chofe, à laquelle ils ne peuuent auenir fans fauter.
Philavsone. le l'ay bien toufiours entendu ainfi.
Celtophile. Si i'eufle efté là, i'eulfe did à Cyrus qu'il-y-auoit vn autre expédient.
Philavsone. Quel.?
Celtophile. De faire comme celle qui eftant fort petite, auoit vne grande chambrière.
Philavsone. Quelle inuention auet elle exco- gitee?
88 DIALOGVE SECOKD
Celtophile. De monter fur vne felle.
Philavsoke. Vrayement, fi la chambrière auct bien la patience d'attendre que fa petite maiftrcfTe fuft montée pour la caresser de quelques bafton- nades, à plus forte raifon vne grande femme deuret auoir patience d'attendre que fon petit mari fuft monté, quand ce feret pour la carefler d'un baifer.
Celtophile. Vous ne dites pas tout, que les grandes femmes fouuentesfois defdaignent les petis maris. Qui eft vne autre incommodité que Cynis n'alleguoit pas.
Philavsone. Penfez-vous que cela ne fuft pas venu en mémoire à Cyrus, fi les femmes Perfiennes de grande ftature euffent efté fi defdaigneufes alen- dret des petis maris, que font celles, ie ne diray pas de noftre nation, mais (pour parler bien plus géné- ralement) de noftre temps ?
Celtophile. le ne fçay fi les Perfiennes fe pri- foyent tant pour la grande ftature que nos dames & damoifelles fe prifent, (& encore plus quelques Ita- liennes, & principalement les Vénitiennes, qui ont apporté l'inucntion de fe monter fur des efchafles, c'eft à dire fur des patins de la hauteur d'vn pied, & quelquesfois d'auantage) mais ie croy que iamais Perfienne grande ayant vn petit mari ne fe moqua fi plaifamment & de fi bonne grâce de fa petitefle, qu'vne Françoife fe moqua vn iour de la petiteffe du fien. Car elle ayant eu quelque temps les yeux fur
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luy, il luy dit, Que regardez-vous tant, m'amie ? le regarde (dit-elle) que vous faites là bas.
Philavsone. Elle auet bonne grâce, voirement, & raifon aufsi. car d'autant qu'elle eftet bien grande, luy fort petit (car ie le prefume ainfi) c'eftet comme fi luy eufl efté en vn eftage plus bas. Et de faift, comme on appelle vn grand homme, haut, il-j^-a aufsi quelques-vns qui appellent réciproquement vn homme bas, qui eft petit.
Celtophile. Orça, penfez vous, fi Cyrus fe fuft trouué ou vne grande femme fe fuft ainfi moquée d'vn petit mari, qu'il n'euft pas encore deconfeillé d'auantage à vn petit homme de prendre vne grande femme ?
Philavsone. Peut eftre qu'il euft did que le petit mari pouuet refpondre à la grande femme, en vfant de reciprocation, Dite-moy que vous faites là haut, & ie vous diray que ie fay ici bas.
Celtophile. Quoy qu'il en foit, Xenophon ra- cornie quelques facéties, aufquelles Cyrus prenoit grand plaifîr, & n'estoyent toutesfois de fi bonne grâce que cefte prompte refponfe de la grande femme au petit mari,
Philavsone. Cela fe pourret bien trouuer vray. Mais nous voulions naguère bailler congé à Xeno- phon, ie vous prie baillons le & à luy et à Cyrus, afin qu'ils ne nous empefchent de retourner à nos baifers.
Celtophile. Quel homme eftes-vous ? n'en ferez II la
90 DIALOGVE SECOND
VOUS iamais foui? le vous en ay apporté de tous les pays, & de toutes les fortes : faites voftre proufit de toutes, fi vous pouuez.
Philavsone. Vn certain perfonnage, qui de fon naturel était fort facétieux (& mourut confeiller de la cour du parlement) ayant ouy parler d'vn liure ou il eftet traidé de diverfes langues, la Chaldaique, l'Hebraique, la Greque, la Latine, l'Arabesque & autres : dit qu'il s'esbahifïet qu'on auet oublié la principale langue, & la meilleure de toutes : veu qu'elle eftet fort commune. Et après auoir donné à penfer à plufieurs, dont aucun ne pouuet deuiner quelle langue il voulet dire : C'eft (dit il) la langue de 'beuf, principalement quand elle eft falee, & accouftree comme il faut. Ainfi vous veux-ie dire, monfieur Celtophile, que vous auez faid vn long difcours, touchant diuerfes fortes de baifers, & de diuers pays, mais vous en auez oublié vn qui eft le meilleur (au moins au gouft de quelques-vns) & qui eft plus commun que plufieurs de ceux dont vous auez parlé.
Celtophile. le ne fçay que vous voulez dire : mais pour le moins vous me faites penfer qu'il y aura dequoy rire, aufsi bien que de la langue de beuf Mais dite-moy, font-ils d'eftrange pays ? font-ils d'autre forte que tous les autres ?
Philavsone. Ils ont efté eftrangers, mais ils ne le font plus : & font en partie femblables aux autres, en partie diflcmblables.
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 9I
Celtophile. Comment les appelle Ion?
Philavsoxe, le les appelle Cataglottifmes, quand ie les veux nommer en vn mot : & ne leur fçay point d'autre nom que ce Grec, qui foit en vn mot.
Celtophile. Eft-ce tout ce que vous vouliez dire ? Cela n'eftoit de l'argument que i'auois entre- pris de traiter (car ie ne deuois parler que des entre- baifemens des hommes) & quand bien il en euft efté, qu'euft il ferui de vous parler d'vne chofe que vous fçauez defia, et de laquelle il eft difficile de parler honneftement ?
Philavsone, Mais voulez vous que ie vous en die quelque choufe que vous ne fçauez pas ?
Celtophile. le ferois bien content de n'en ouir point parler : toutesfois ie vous orray.
Philavsone. le veux vous parler du payement d'vn cataglottifme qu'eut vn iour quelcun venant du pays ou telle façon eft commune : duquel pays aufsi il eftet. Sçachez donc (pour le vous faire court) qu'approchant de Lyon à vne iournee, il s'addreffa à vne fermante d'hoftelerie, laquelle, tant pour eftre plus honnefte qu'il ne penfet, qu'aufsi pourcequ'elle croyet cefte façon de cataglottifer (dont elle n'auet iamais ouy parler) intereffer aucunement fa pudi- cité, fut efprife fubitement d'horreur : ce qui fit qu'elle s'eftant effarouchée le rendit fage pour vne autre fois.
Celtophile. Que luy fit elle?
92 DIALOGVE SECOND
Philavsone. Elle ioua û bien des dens qu'il ne retira pas fa langue û longue qu'il l'auet tirée.
Celtophile. Quel ieu ! il fe pouuoit bien vanter qu'on le faifoit fage à fes defpens.
Philavsone. le ne fçay pas toutesfois s'il s'en vanta es lieux ou il alla depuis ; mais fur le champ il fit vne tresgrande exclamation, non pas admirantis, mais doleniis. Et notez que ccluy dont i'ay fceu ceci, arriva deux iours après au logis ou auet efté faid cefl ade, duquel les petis enfans alloyent à la mouf- tarde : non feulement ceux du lieu, mais des enui- rons. & fit tant qu'il parla à la fille, laquelle encore pour lors monftret en eftre toute efmeue.
Celtophile. le ne voudrois pas pour grand cas n'auoir ouy vn fi vaillant tour d'vne fille.
Philavsone. Et (ce qu'il faut noter) d'vne fille de fi baffe condition. Car vous fçauez que volontiers en celles qu'on met en tels lieux pour feruir, ne fe trouue pas la generofité, laquelle il falet qu'euft cefte fille, outre l'honnefteté. i'enten celle de laquelle il efi: impofsible (à mon iugement) que la generofité foit feparee.
Celtophile. le tiens aufsi pour chofe toute affeuree que la generofité ne peut eftre fans l'hon- nefteté : mais que l'honnefteté (telle que commu- nément on loue es filles) peut eftre fans generofité.
Philavsone. Si vous vous mettez vne fois à ariftotclizer, ie feray en danger de perdre le refte de voftre difcours touchant les baifers.
DV LANGAGE FRANÇOIS ITAUANIZÉ 95
Celtophile. Quel refte attendez-vous?
Philavsone. Touchant les entrebaifemens des Francés, entr'eux, non pas entre les deux fexes.
Celtophile. le n'ay mémoire (pour le prefent) que d'vn paflage de Froiflard, ou il foit faid men- tion de baifer : qui eft de frère à frère, & au départ. Car il dit qu'vn comte de Haynaut ayant did à fon frère, melsire lan de Haynaut, qu'il luy donnoit congé au nom de Dieu, le baifa. adiouftant (ce qui eft à noter) Et luy eftreignit la main, en figne de trefgrand' amour. Et au commancement de ce mefme chapitre il parle d'vn autre baifer, venant d'vne roine d'Angleterre nommée Ifabel, ne difant pas qu'il luy fut donné au départir, mais qu'elle le donna. Car ayant did que cefte roine prit congé du noble comte de Haynaut & de la comtefle : & les mercia moult grandement & doucement de l'hon- neur, de la fefte, & de la bonne chère & beau recueil qu'ils luy auoyent faid : il adioufte, Et les baifa au départir. Or ie vous prie monfieur Philaufone, d'ho- norer tant ce mien difcours, qu'auec cefte roine prenant congé il puiffe aufsi prendre le fien.
Philavsone. le me doute que vous voulez qu'il accompagne cefte roine : comme à la vérité vn Dif- cours des baifers ne femble pas compagnie mal for- table pour vne telle roine.
Celtophile. le voy bien que vous auez enuie de gofler vn peu : mais moy ie vous prie de cela fi i certes que ie puis.
94 DIALOGVE SECOND
Philavsone. Pour la reuerence que ie porte à cefte prière faide à l'antique, i'ottroye le congé à celuy pour qui vous l'auez faide.
Celtophile. le ne vous diray donc pas grand merci de ceft ottroy, ains à l'antiquité. Mais quand vous m'aurez autant appris de ce qui fe fait mainte- nant en France quant au baifement, que ie vous ay appris de ce qu'on faifoit le temps paffé en Perfe (ou i'ay oublié vn baifement des mains & des pieds de Cyrus tout enfemble, tefmoigné par Xeno- phon) en Grèce, en Italie : alors vous aurez vn remerciement de moy des plus grands qu'on face.
Philavsone. Vous faites fonner bien haut voftre dodrine : & voy bien que vous me la vendriez bien cher, fi vous pouuiez. Quant à la mienne (fi peu qu'il-y-en-a) ie veux bien que vous fçachiez qu'elle eft beaucoup plus à prifer que la voftre, touchant cefte mefme matière : pource qu'elle eft plus necef- faire. Car que me fert-il de fçauoir comment les Perfes, les Grecs, les Italiens, s'entrebaifo5^ent le temps paffé? veu mefmement qu'en France les hommes ne s'entrebaifent pas, mais bien vn homme baife vne femme : & quant aux femmes, elles s'en- trebaifent aufsi.
Celtophile. Cefte couftume que les hommes s'entrebaifent n'eft elle point encore venue ?
Philavsone. Il fcmble qu'elle vueille venir : mais on n'en eft pas encore bien certain. Et fcray bien ioyeux qu'elle ne vienne point.
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 95
Celtophile. Pourquoy?
Philavsome. Pourceque quand elle fera venue, on verra force baifers de ludas.
Celtophile. Vous auez bonne raifon de la defirer pluftoft loing que près. Mais ou eft cefte dodrine que vous prifez tant, &. dites eftre tant necelfaire ?
Philavsone. Ne vous ay-ie pas enfeigné defia plufieurs choufes neceflaires ? Quant à ce que main- tenant le vous veux dire, ce n'eft qu'vn aduertiffe- ment : mais qui eft d'importance, car c'eft touchant vne choufe qu'il faut fçauoir, fi vous voulez vous accommoder à la ciuilité qui eft maintenant en vogue.
Celtophile. Il-y-a toufiours de l'Accommoder en vos propos : mais dite que c'eft, & puis laiffez moy prendre terme d'auis quant à l'accommo- dation.
Philavsone. Sçachezdonc que j'ay tantoft oublié de vous aduertir d'vne particularité (s'il faut ainfi dire) quant au baifer qui eft auiourdhuy en vfage en plufieurs lieux de France.
Celtophile. Quelle particularité?
Philavsone. C'eft qu'on vfe d'vne petite galan- terie auant que baifer, en mettant le bout du second doigt de la main droitte au deuant de la bouche, en la touchant.
Celtophile. Le tient-on tout droit ?
Philavsone. Ouy : & c'eft vne façon de faire
g6 DIALOGVE SECOND
prefque femblable à celle dont on vfe quand on met le doigt au deuant de la bouche, pour fignifier qu'il ne faut dire mot. Car on fait ainfi.
Celtophile. le voy bien. Ainfi fouloit-on peindre anciennement Harpocrate, & la deeffe Angerone, ou Angeronie, ayant vn doigt au deuant de la bouche, pour monftrer qu'il se faloit taire.
Philavsone. On vfe par honnefteté de cefte façon de faire alors aufsi qu'on veut receuoir quelque choufe qu'on prefente : & nommément quant à table on prefente de quelque viande.
Celtophile. le ne trouueray pas cefte façon de faire fi eftrange, puifque i'en fuis aduerti : mais i'auray grand' peine à m'y accommoder.
Philavsone. le fçaues bien que i'aues encore quelque choufe à vous dire à propos du Baifer : mais ie n'ay peu m'en fouuenir iufques à mainte- nant. C'eft que le Baife-main eft fort commun en France, non pas de faid, mais de parole. Car quand on prend congé de quelcun, c'eft l'ordinaire de dire le vous baife la main : ou, le baife la main de uoftre feigneurie. pour fentir doublement fon italianifme. Et ceci a commancé des long temps, car ie voy que mefmement loachim Du bcllay en la fin de l'epiftrc dedicatoire qu'il met deuant fon traité intitulé La defenfe & illuftration de la langue Françoife, dit au cardinal Du bellay, Reçoy donc auec cefte accotijtumee honte les premiers fruiâs, ou, pour mieux dire^ les
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premières fleurs du printemps de celuy qui en toute reuerence & humilité baife les mains de ta R. S,
Celtophile. Il vfe ici du pluriel, & non pas du fingulier : n'efl-ce point pourcequ'il parle à vn car- dinal ?
Philavsone. le croy que non. mais depuis on a trouué le fingulier plus plaifant. Et au commance- ment on n'vfet pas de cefte façon de parler qu'alen- dret des bien grans.
Celtophile. Si donc auiourdhuy ie me veux accommoder, il me faudra dire, le vous baife la main, pluftoft que, le vous baife les mains.
Philavsone. Cela eft certain.
Celtqphile. le ne mefpriferay pas vn de vos aduertiiïemens : (desquels ie vous remercie) mais me fouuiendray de ce que dit Ouide, Sed qua non profunt fingula^ mulia iuuant.
Philavsone. l'oublies à vous dire qu'on a appliqué ces termes de Baifer la main, encores à autre vfage. de forte qu'on dit communément, le vous baife la main, pour dire, le vous remercie, comme aufsi hier ie vous alleguay vn exemple d'vne dame, fi i'ay bonne mémoire.
Celtophile. Il me faloit donc dire naguère que ie vous baifois la main de vos advertiffemens : au lieu de dire que ie vous remerciois.
Philavsone. Ouy, il falet, & faudret ainfi parler pour vfer du bon langage courtifan, le plus sublin.
Celtophile. le vous baife donc la main, mon-
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fieur Philaufone, de tant de bons enfeignemens que vous me donnez.
Philavsone. Mais vous ne pouuez parler ainfi fans rire.
Celtophile. Il me feroit impoflible pour le com- mancement de me garder de rire : non plus que fi ie voulois iouer vne farce, mais i'efpererois bien me pouuoir façonner.
Philavsone. Il falet dire, Me pouuoir accom- moder. Ne vous fouuient-il defia plus de ce mot, qui a elle tant de fois répété ?
Celtophile. Vrayement i'ay tort d'auoir failli ici. car c'eft vn des premiers & principaux points de ma leçon : & tantoft ie vous ay monstre par expé- rience la bonne fouuenance que l'en auois.
Philavsone. le vous refpondray comme on me difet au collège, Prima gratis, feainda foluet.
Celtophile. Au mien on n'eftoit pas fi rigo- reux. car on difoit, Prima gratis, fecunda débet, tertia foluet,
Philavsone. Si eft ce que vous en paflerez par la : & notez que pour punition ie vous feray dire trois fois tout de fuite, non pas, le vous baife la main, monfieur Philaufone : mais le mous haife l'ef- carpe. Car plufieurs difent ainfi auiourdhuy, parlans aufsi incorreftement que fottement & flateufement.
Celtophile. Tant plus grande me fera cefte puni- tion, mais pour le moins vous me permettrez de dire la fcarpe, au lieu de Vefcarpe.
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Philavsoke. Non feray. eftudiez bien voftre leçon il vous voulez : c'eft le feul moyen de vous ofter de ce danger.
Celtophile. le ne fçay quand le verray la fin de celle leçon, ie crain qu'il n'y ait touûours quelque interruption, ou par vous, ou par moy. Car encore maintenant, auant que vous retourniez au point fur lequel vous eftiez demeuré, i'ay deux queftions à vous faire, touchant des chofes ou vous m'auez donné occafion de penfer. Car quand vous auez parlé de ce gefte, que i'ay did eftre femblable à celuy de Harpocrates & de la deefle Angerone, ie me fuis auifé de vous demander û les François n'ita- lianizoyent point quant aux geftes aulsi. comme (pour exemple) s'il faut feire figne de la main à quelcun qui vienne à nous, vous fçauez que les Ita- liens ne font pas ainfi de la main : mais la tiennent ainfi. Efl-ce pas ainfi qu'ils font?
Philavsone. Il me fouuient leur auoir veu faire ainfi : toutesfois ie ne fçay pas s'ils vfent point aulsi de l'autre façon qui eft femblable à la noftre.
Celtophile. Et les François italianizent-ils en ce gefte, ou en quelque autre ? car ie vous ay parlé du premier qui m'eft venu en mémoire, pour exemple feulement.
Philavsone. le vous confefleray n'auoir autre- ment pris garde aux geftes : feulement ay-ie fouue- nance de ce que ie vous vay dire : c'eft que pluûeurs s'accommodent à la mine Italienne, de laquelle on
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vfe en ce pays la quand on veut fignifier qu'on ne fçait rien de ce qu'on demande, & qu'on n'y peut faire refponfe : &, pour dire briefuement, la mine qui fignifie le n'en fçay rien.
Celtophile. Eftant à Padoue : i'auois vne hof- tefle aufsi vieille (ou à peu près) que la croix des Carmes, à Paris : laquelle me faifoit enrager de celle mine, toutes les fois que ie luy demandois quelle heure il eftoit. Car au lieu de me refpondre, Non fo, ou Non ui fo dir, elle me faifoit cefte mine. Et toutesfois en la faifant, elle eftoit doublement hideufe. car elle l'eftoit defia fans cela, pource- qu'elle s'eftoit beaucoup fardée en fa ieunefTe : (& ie croy que vous auez pris garde là qu'il s'en faut bien qu'on voye des vieilles auoir encore les faces telles que les ont nos Françoifes : ce que i'impute au fard) tellement que ie ne luy ofois plus demander cela, de peur qu'elle me fift peur.
Philavsone. Ils ne font pas cefte mine fi defpi- teufement laide que la faifet cefte hoftefle, mais entre deux.
Celtophile. Et quant à gefticuler en faifant des exclamations & admirations, ne s'y accommodent-ils point ?
Philavsone. Non pas beaucoup, car les Francés ne font pas gefticulateurs de nature, & n'aiment les gefticulations.
Celtophile. Voyla quant à l'vne de mes quef- tions. L'autre eft quant à vne autre chofe, à laquelle
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VOUS m'auez faid penfer quand vous auez did qu'on s'accommodoit d'vne certaine, façon de baifer en vne efpece de danfe. Car alors i'ay penfé qu'il y auroit bien du remuement de mefnage quant aux danfes aufsi, & quant à tout ce qui les concerne : mais notamment quant aux noms.
Philavsone. le vous di bien autre choufe, que maintenant on ne parle plus en France de danfer.
Celtophile. Vous me faites bien esbahir. car ie penfois qu'on en parlaft plus que iamais.
Philavsone. On n'en parle plus, vous di-ie.
Celtophile. Si on n'y parle plus aucunement de danfe, aufsi le prouerbe ancien n'y eft plus, Apres la panfe vient la danfe. qui eft toutesfois confermé par Ciceron, Nemo ferè faltat fobrius, nifi forte infanit.
Philavsone. La confequence n'eft pas bonne.
Celtophile. le me doute bien à cefte heure que vous voulez dire : c'eft que ce qu'on appeloit Danfer, on l'appelle maintenant Baler.
Philavsone. Vous y eftes.
Celtophile. Si tft-ce que voufraefmes auez tan- toft vfé de ce mot quand vous auez did ce que ie vien de vous ramenteuoir, & mefmement auez depuis adioufté que cefte danfe ou il-y-auoit vne certaine façon de baifer (que vous deuiez pluftoft nommer vne certaine accommodation de baifer) eftoit appelée Le branle du bouquet.
Philavsone. I'ay vfé du nom qui eftet de voftre
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temps, pour me faire entendre de vous. Au refte, U vous auez enuie que i'acheue voftre leçon, ne me mettez pas maintenant fur ce propos, car il me faudret près d'vne heure à vous dire les noms feu- lement.
Celtophile. Au moins dite m'en quelques-vns en paflant. Ne parle Ion plus du branle de Poitou ? du branle de Champagne? du branle de Bour- gongne ?
Philavsone. Ce feret parler des neges d'antan.
Celtophile. N'ont ils retenu non plus les noms des autres danfes ?
Philavsone. Ils en ont retenu bien peu. &, pour vous dire la vérité, ie n'y ay iamais pris garde de près. Mais il me femble auoir ouy parler d'vne Phiffane & d'vne Courante : & d'vne qu'on nommet La Tinton : aufsi d'vne qui a vn certain nom par laquelle on peut prefumer qu'elle foit venue de Canarie.
Celtophile. Mon Dieu, depuifque ie fuis parti feroit-il bien pofsible qu'ils fuffent allez iusques aux terres neufues cercher des danfes !
Philavsone. Vous oyez ce que ie vous en di : & ie vous en di ce que l'en fçay : ne vous contentez- vous pas ?
Celtophile. Ouy : & afin que ne penfiez (fui- uant ce que vous auez did tantoft) que ie vueille faire l'efchole buiflonniere, ie fuis preft d'ouir le refte de ma leçon, s'il vous plaift la pourfuyure.
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Philavsone. le ne demande pas mieux qu'eftre au bout de cefte leçon, iamais curé ayant bien faim n'eut fi grand defir d'acheuer fon prone, que i'ay d'acheuer cefte leçon, mais il n'eft pofsible d'en voir la fin fi nous faifons tant d'interruptions.
Celtophile. Il n'en faut plus faire.
Philavsone. Or-ça, vous voulez que ie vous die de quels mots encore i'ay fouuenance qu'on ait changé l'vfage. Dite moy donc, fi, auant que vous partifsiez de France, on vfoit de ce mot Créature, comme on en vfe auiourdhuy. car notez qu'on dit, Vit tel ejï créature d'un tel feigneur, quand on veut donner à entendre qu'il a efté auancé en biens & honneurs par vn tel feigneur : pour le moins, qu'il efl paruenu par le moyen de luy & par fa faueur.
Celtophile. l'attendois toufiours quand vous viendriez à cefte nouuelle fignification que vous m'auiez promis m'apprendre. Or ie vous refpon que ie n'ay aucune fouuenance de l'auoir ouy dire pour fignifier cela.
Philavsone. le croires aifément qu'alors il n'y auet que certains Romipetes qui en vfalTent ainfi : mais maintenant c'eft vn mot que tous les courtifans ont à la bouche.
Celtophile. Pourquoy dites vous que vous croi- riez facilement qu'alors il n'y auoit que certains Romipetes qui en vfaffent ?
Philavsone. Pourceque ce mot a efté première-
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ment did à Romme des Cardinaux : l'vn eftre créa- ture d'un tel Pape, l'autre d'vn tel,
Celtophile. Quels autres mots m'apprendrez vous encore?
Philavsone. le vous apprendray ce mot Faueur.
Celtophile. Comment? me voulez vous donner Faueur pour vn mot nouueau?
Philavsone. Ouy bien, en l'vfage auquel il efl. maintenant appliqué : qui eft, qu'vne bague, vn cordon, vue efcharpe, vn ruban, voire iufques à vne aiguillette, eftant donnée par vne dame ou damoi- felle à vn gentilhomme en figne d'amitié & pour fouuenance, eft appelée Vne faueur : & la couftume quafi de tous eft de porter cefte faueur fur foy, & en monftre : ou au doigt, ou au chappeau, ou pendue au col, ou attachée à la manche : félon ce que c'eft.
Celtophile. Vrayement ie n'euffe eu garde d'en- tendre quelle faueur c'eftoit qui fe portoit ainfi en monftre & en parade.
Philavsone. Il-y-a aufsi le mot Difcretion, duquel on vfe encores autrement que de voftre temps.
Celtophile. Comment?
Philavsone. C'eft qu'on dit. Voulez vous iouer vne difcretion? ou Voulez vous gager vne difcre- tion? pourcequ'on ne fpecifie rien, mais on remet à la difcretion de celuy qui perdra ce qu'il deura donner.
Celtophile. Vous me faites fouuenir de ce qu'on
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difoit autresfois Viure à difcretion, en parlant des genfdarmes qui viuoyent fur le bon homme fans payer. Car ie croy qu'au commancement on difoit Viure à difcretion, pource qu'ils ne viuoj'ent pas du tout au defpens du bon homme, mais payoyent : toutesfois non pas ce qu'on euft bien voulu, ains feulement félon leur difcretion. Mais encore que la façon de faire fufl changée, on ne laifToit de retenir la mefme façon de parler. Or adiouftez (s'il vous plaift) les autres mots dont vous auez mémoire.
Philavsoke. Il ne m'en refte que deux que ie vous puiffe fournir : qui font corrélatifs, Seruiteur & Maiftreffe.
Celtophile. Vfe Ion de ces mots en quelque autre façon qu'on ne fouloit auant que ie partifle de France ?
Philavsone. le ne fçay pas fi des lors on en vfet en la mefme forte qu'auiourdhuy : mais pour le moins on peut bien dire qu'ils n'eftoyent pas ordi- naires comme ils font. Car auiourdhuy Maiftreje eft celle à qui on fait l'amour pour mariage, foit de faid, foit d'apparence : & Seruiteur eft celuy qui le luy fait. Il-y-a aufsi Service qui a grand vogue, car on dit Prefenter fon feruice à une fille, quand on la veut auoir pour maiftreffe : & fi on luy peut faire dire qu'elle accepte ce feruice, on a vn grand auan- tage fur elle, mais celles qui font bien apprifes, & ont leur honneur en recommandation, fe gardent bien d'ainfi refpondre.
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Celtophile. Comment donc refpondent elles?
Philavsone. le ne fuis pas leur fccretaire.
Celtophile. Non pas ordinairement : mais bien quelquesfois.
Philavsone. Vous voulez dire que le le fuis par faute d'autre.
Celtophile. Ains qu'elles s'eftiment bienheu- reufes quand elles en peuuent auoir vn fi fuffifant. Mais vous voulez eftre prié par moy maintenant, comme vous auez accouftumé d'eftre prié par elles.
Philavsone. le vous diray bien que i'ay ouy ref- pondre à quelques-vnes : m'affeurant toutesfois qu'il y en a qui font des responfes encore plus gentiles.
Celtophile. Il me fuffira d'ouir celles que vous me direz.
Philavsone. Il me fouuient qu'vne difet, le vous remercie de l'honneur que vous me faites, fans accepter le fervice. Et auoir ouy dire â vne autre, plus briefuement, l'accepte l'honneur que vous me faites, non autre choufe. A vne autre, le vous remercie de voftre bonne volonté, vous priant de garder l'effed pour vne autre. Il me fouuient aufsi d'vne qui difet, le vous remercie de l'honneur que vous me faites, vous priant de garder le feruice pour vne autre. I'ay mémoire aufsi d'vne, qui difet, le vous remercie de l'honneur que vous me pre- fentez, n'acceptant celuy que vous me voulez faire. Et quant à celles qui craignent eftre eftimees accepter
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l'honneur raefmement, i'en ouy vne fois vne qui vfet de cefte refponfe, le vous remercie bien-fort de l'honneur que vous m'offrez, eflant marrie de ne le pouuoir accepter. Vne y ala plas rudement, fans vfer de remerciement, car elle dit, L'honneur qu'il vous plaift me prefenter, vous le pourrez employer mieux ailleurs, ce que ie vous prie de faire.
Celtophile. Vous niez auoir efté leur fecre- taire : mais l'effed femble monftrer le contraire. Vous auez oublié feulement à me dire comment difcnt ceux qui veulent italianizer, au lieu de dire Maiflreffe.
Philavsone. Ils difent La fignore.
Celtophile. Or dite-moy, monfieur Philaufone, auez vous trouué que les Latins, ainfi qu'ils difoyent domina d'vne à laquelle ils faifoyent l'amour : aufsi vfaffent du mot de feruus, parlans de foy, ou bien famulus ?
Philavsone. 11 ne me fouuient d'aucuns exem- ples de cefte reciprocation : & ce qui m'en fait plus esbahir, c'eft que ie fçay qu'ils vfent de Seruitium réciproquement.
Celtophile. Et toutesfois puifque les Latins ont vfé ainû de domina & de feruitium, nous pouuons dire pour le moins que nous ne fommes pas les premiers qui auons protefté d'accepter cefte ferui- tude. Et me femble qu'encore que les Latins n'vfent pas du mot correlatiif qui refpond au noftre Serui-
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teur, pour cela ils ne peuuent dire qu'ils fe foyent abbaillez moins que nous.
Philavsone. Vous ne parlez que des Latins : & les Grecs quoy? ont ils tenu bon?
Celtophile. le ne penfe point auoir trouué leur Dejpolis ou leur Dejpoina appliqué à tel vfage : prin- cipalement quant aux anciens. le ne fçay pas fi on le trouueroit point en quelque epigramme de ceux qui doyuent eftre appelez pluftoft modernes qu'an- ciens.
Philavsone. Peut eftre que vous l'avez trouué es anciens mefinement, mais il ne vous en fou- uient pas.
Celtophile. Pour le moins i'afleureray que fi on le trouué, c'eft fort rarement. Et ce pourroit bien faire qu'ils portoyent quelque reuerence à ces mots, pource qu'ils en honnoroyent les deelTes : (& l'en fçay des exemples, quant à Defpoina) comme les leur voulans referuer.
Philavsokb. Ceci fe pourret trouuer auoir appa- rence.
Celtophile. Mais auant que quitter cefte matière, ie vous veux demander fi on met pas toufiours la différence entre Faire feruice & Faire plaijir, qu'on fouloit meure. Laquelle renuerfoit bien celuy qui difoit à vn perfonnage auquel il eftoit grandement inférieur, Monfieur, s'il vous plaift me faire ce feruice, ie vous fcray quelque plaifir en recom- penfe.
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Philavsone. On n'y regarde pas de fi près qu'on foulet. car fouuent on dit à celuy qui eft de beau- coup inférieur, le vous feray feruice.
Celtophile. On fouloit aufsi mettre en la fin des lettres, Vojtre ami & feruiteur, quant on n'efcriuoit point à vn qui fiaft de beaucoup plus grande qualité. car alors on ne mettoit que Seruiteur, ou Tres- humble & afFeftionné feruiteur.
Philavson'E. Pour le prefent, au lieu d'efcrire, Ami & feruiteur, on efcrit plus volontiers Voftre ferviable ami : ou, Voftre ami à nous faire feruice : ou bien, prefl à nous faire feruice. On efcrit aufsi en plufieurs autres manières. Que fi ie voules vous dire (à propos de ceci) le changement qui eft en la façon des mifsiues depuifque vous eftes parti, il faudret bien vue leçon à part pour cela feulement : voire vne leçon bien longue.
Celtophile. Ce changement eft-il fi grand?
Philavsone. Ouy. car aucuns mettent à la tefte ce qu'ils mettoyent aux pieds, & réciproquement aufsi.
Celtophile. Ainfi il n'y auroit pas feulement du changement, mais du renuerfement.
Philavsone. Vous appellerez cela comme il vous plaira : tant y a qu'il en va ainfi. Et quant au refte, plufieurs efcriuent leurs mifsiues plus laconique- ment qu'on n'efcriuet de voftre temps, mais aufsi plus folaftrement. Mais pour retourner à ce mot Seruiteur, fçachez que iàmais il ne trotta tant de
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voftre temps qu'il trotte maintenant : mais alors il fortet bien plus fouuent du cueur, & non feulement de la bouche. Encore trotteret-il bien d'auantage fi EJclaue ne luy oftet fa place.
Celtophile. Comment Efclaue ? en vient-on iufque la?
Philavsone. Quand vous aurez efté à la cour, vous ne me demanderez pas cela. Vray eft qu'on dit plus volontiers Schiaue, en italianizant : & Schiaue de uoftre feigneurie, quand on luy veut bien donner la fauile.
Celtophile. Mais Schiaue en Italien eft féminin, non mafculin, & pluriel, non fmgulier : tellement qu'il fignifie des femmes efclaues.
Philavsone. C'eft tout vn. car quand ces mcf- sieurs difent Schiaue de uoftre feigneurie, il faut faire fon comte qu'on oit vn mot qui eft à demi Frances, à demi Italien : ou pluftoft, ni Frances, ni Italien.
Celtophile. Mais peuuent-ils bien parler ainfi fans rire ?
Philavsone. Quand ils veulent rire, ils parlent volontiers plus hyperboliquement. car ils difent, Schiaue des fchiaues de uoftre feigneurie.
Celtophile. Vrayement ce trait eft hyperbolique- ment hyperbolique en flatterie : & n'eft guère moins hyperbolique en fottifc.
Philavsone. Aufsi (pour vous dire la vérité) il eft rare : mais cefte protefte eft aflez commune, Monfuur, ie me fentiray bienheureux quand il uous
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plaira ni'honorer de uos commandemcns. Et cefte-ci n'eft pas moins fréquente, Monfuiir, te m'eftimeres bienheureux de pouuoir mourir à vos pieds en uous faifant trefhumhle feruice. ou bien, en m'aquittant de la deuotion que tay à iioftre feruice. Voire il-y-en a qui n'ont point honte de parler ainfi, Monfieur, ie uous prie faire eftat de moy comme de celuy des biens duquel, du corps & de l'ame, uous poiiue^ dijpofer. Mais aucuns difans la mefme choufe, vfent d'autres paroles.
Celtophile. Voyla d'eftranges proteftes : au moins deuroyent ils referuer leur ame à Dieu.
Philavson'E. l'en fçay qui font encore plus eftranges.
Celtophile. le vous prie ne me les dire point, car il me fafche fort de voir que nous dégénérions ainfi.
Philavsone. le fuis loyaux de ce que vous m'im- pofez filence.
Celtophile. Ce n'eft pas quant à la continuation de ma leçon.
Philavsone. Quant à ce qui refte, ie vous en feray vn petit mémoire, à mefure qu'il m'en fou- uiendra. Toutesfois ie m'auife d'vne choufe que ie pourray adioufter des maintenant, c'eft qu'il-y-a quelques mots qui font demeurez en leur vfage, ormis qu'on vfe du pluriel au lieu du fingulier : ou du fmgulier au lieu du pluriel. Pour exemple, on difet, en vfant du nombre fingulier. En quel lieu
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madame fera-elle fa couche? maintenant il faut dire, (pour monftrer qu'on parle d'vne ou il-y-a quelque grandeur, ou pour le moins à laquelle on veut attribuer quelque grandeur) En quel lieu madame fera-elle fes couches ?
Celtophile. Quelle raifon y-a-il en cefte façon de parkr? fmon qu'on parle d'vne qu'on penfe deuoir accoucher de deux ou trois enfans : & que comme par vn bon augure on face mention de couches ? Car quelcun qui feroit vn peu fpeculatif, pourroit dire que pour chacun des enfans vne couche n'eft pas trop. Il eft vray que d'ailleurs on me pourra répliquer, que par mefme raifon il faudroit dire Les groflefles de madame, non pas La groflefle : quand on penfe qu'elle foit groffe de deux.
Philavsone. On n'a point ceft elgard que vous dites : mais on dit purement & Amplement, Les couches de madame, au lieu de dire, La couche. Et pareillement, au lieu qu'on difet il n'y a pas long temps, Voftre bonne grâce, maintenant on dit en pluriel. Vos bonnes grâces. Mais quant à ceci, il n'y faudret pas faillir, fi vous ne vouliez faire vne grande incongruité. Et notez que depuis quelque temps eft venue vne couftume de dire aufsi, quand on boit à quelcun, le falueray vos bonnes grâces : ou. En faluant vos bonnes grâces.
Celtophile. Si on vfoit du fingulier, non pas du pluriel, ie ne trouuerois pas cefte façon de parler mauuaife. car de dire, le vous porte ce verre de
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vin : aufsi, le vous feray raifon, au lieu de dire le vous plcgeray (car en retournant de mon voyage, i'ay ouy vfer de ces deux façons de parler en quel- ques lieux) ie trouve que ce foit trop alemanizer : & aimerois autant auouer pour François Trinquer, & Faire brindes.
Philavsone. le ne difpute point de cela : ie di feulement qu'il faut dire Vos bonnes grâces, non pas Voftre bonne grâce.
Celtophile. Mais ce mot de Grâces a fa place ailleurs : & principalement quand on dit, Dieu l'a doué de beaucoup de grâces.
Philavsoke. Il ne faut point alléguer de Mais : il en faut pafler par là. Car fi vous failliez à vfer de ce mot ainfi que ie vous di, il y auret plus de dano^er d'eftre tenu pour vn lourdaut, que fi vous vous eftiez oublié en plufieurs des autres dont nous auons parlé.
Celtophile. Mais toutes personnes indifférem- ment à la cour ont elles des bonnes ojaces ?
Philavsoke. Laiffons cefte queftion : tant y-a qu'à toute personne, à laquelle vous eufsiez didle temps paffé, Voftre bonne grâce, il faut dire maintenant. Vos bonnes grâces. Et puis ce n'eft pas tout, car il- y-a de certaines élégances en l'accommodation de ces mots, dont veci vn exemple, le defireres infini- ment auoir un petit coin au cabinet de uos bonnes grâces.
Celtophile. C'eft bien pindarizer à bon efcient. II
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114 DIALOGVE SECOND
Philavsone. le vous di qu'ainfi parler ce n'eft pas feulement pindarizer, mais c'eft pindariquement dithyrambizer. ce que vous n'eufsiez pas attendu des courtifans.
Celtophile. le vous confefle que voyla des traits vrayement dithyrambiques : mais ils font trop beaux pour s'en feruir tous les iours : il femble qu'il les faudroit referuer pour les dimanches & les bonnes feftes.
Philavsone. Monfieur Celtophile, vous parlez tellement de nos beaus traits, que cependant vous vfez d'vn petit trait de moquerie.
Celtophile. Pourquoy dites vous Nos beaux traits ?
Philavsone. Pourceque ce font traits dont vfent les courtifans, du nombre defquels le fuis.
Celtophile. le vous eftime plusfage que de par- ler ainfi, fi ce n'eft quand vous voulez faire rire vos auditeurs. Car ce langage eft par trop affedé, & tel qu'on le peut bien aufsi appeler affetté.
Philavsone. Vous orrez donc fouucnt en la cour du langage que vous iugerez eftre affedé & afïetté.
Celtophile. Peut eftre que moniugement fe trou- uera bon, & qu'il ne fe faudra esbahir fi ce langage eft affetté, fortant de langues affeitees.
Philavsone. l'ay grand peur que vous n'en difiez autant des façons de parler nouvelles, dont vUent nos poètes d'auiourdhui, & non pas eux feulement, mais plufieurs de ceux mefmes qui efcriuent en
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profe. Car ils appliquent plufieurs figures en des lieux ou on n'auet pas accoullumé les appliquer, & fpecialement des métaphores qui font fort hardies, voire aucunes que vous oferiez appeler enragées.
Celtophile. M'en pourriez vous amener quel- ques exemples ?
Philavsoxe. Dites vous de ces enragées?
Celtophile. Ou pour le moins de celles qui font fort hardies.
Philavsoxe. le n'ay mis en mémoire qu'aucuns traits qui m'ont femblé auoir du garbe : & princi- palement de ceux ou il-y-a quelque belle métaphore ou allégorie.. Du nombre defquels eft ceftui-ci, Ejtant emporté en pojîe par le uent de son ambition. Orça, qu'en diriez vous ?
Celtophile. le dirois que cefte métaphore eft belle : mais qu'il ne faloit pas adioufter En pofte : d'autant qu'on n'a pas befoin d'auoir bon vent pour courir la pofte, mais d'auoir vn bon chenal : fmon qu'on fe voufift aider de tous les deux : comme le Vénitien, qui aj-ant vn chenal reftif, & voyant qu'il reculoit toufiours, à la fin s'eftant apperceu (par fon mouchoir qu'il eftendit) qu'il alloit contre le vent, defcendit, & confefla que fon chenal auoit raifon de reculer, puis que le vent tftet contraire.
Philavsone. Ce Vénitien penfoit eftre in gon- dola : & fongeoit à Sta-li, & à Premi. Mais quant à l'exemple que vous auez propofé, il me femble que vous cfpluchez les choufes trop par le menu. Efcou-
Il6 DIALOGVE SECOND
lez vn autre beau trait, à mon iugement, // deitoroit defia les trois couronnes papales par une folle espérance. quoy ? le trouuez-vous pas tel ?
Celtophile. Cette métaphore eft belle en Latin : mais ie doute û on la trouuera d'aufsi bonne grâce en François.
Philavsone. Vous eftes trop difficile. Orfus, que direz vous de ce langage?//^ ne uiuent que de la moelle qu^ ils ont tirée de nospoures os, & du fang qu'ils ontfuccé de nos ueines.
Celtophile. le diray que ces façons de parler font trop tragiques pour vne profe.
Philavsone. Il me faut ouir voflre iugement tou- chant ce trait aufsi, Laieunejfefe laijfe tranjpor 1er plus loing que la raison ne prend fa carrière.
Celtophile. Mon opinion eft que ce langage ne coule pas bien . & qu'on pouuoit vfer de la mefme métaphore auec meilleure grâce, en difant la mcfme chofe en moins de parolts et autrement couchées.
Philavsone. Vous me ferez dire à la fin que vous eftes trop malaifé à contenter. Toutesfois ie vous veux efTayer deuant en quelques autres : comman- çant par ceftuy-ci, le me pris à fantafier en mon liây & mouuoir la roue de ma tnemoire.
Celtophile. Vn autre, ie vous prie : car vous pouuez bien defia pcnfcr que ie diray de ceftuy-ci.
Philavsone. Veci donc vn autre, Son honneur n'eft point fuhieâ à fener par le fil des années.
Celtophile. Vn autre, car ceftuy-ci eft coufin
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ II7
germain du précèdent : & vous me confefferez pour le moins qu'ils fentent trop leur poefie.
Philavsoke. Orfus, ie vous vay faire prefent d'vn qui eft fort beau, Cela fera pour me faire entrer au pa- radis de mes defirs.
Celtophile. le vous prie de reprendre voftre pre- fent : il fera mieux employé à quelque autre.
Philavsone. Vous eftes vn rigoreux critique : iamais Ariftarque ne fut fi mal-aifé à contenter. Que trouuez vous à redire de cette façon de parler ?
Celtophile. le trouue que parler ainfi, c'eft pro- faner le mot Paradis.
Philavsone. Si eft-ce que ce mot s'applique bien fouaent à telles choufes. car vous orrez dire fouuent, C'eft leur paradis : pour fignifier, C'eft le lieu au- quel ils s'aiment mieux, mefmement on le dira des ieunes gens allans en quelque lieu ou-il-y aura vne compagnie de dames.
Celtophile. Ceci pareillement, c'eft profaner le mot de Paradis.
Philavsone. Que diriez vous donc de ceux qui difent, en parlant d'vn lieu ou les chenaux font bien traittez, & entre autres choufes ont la paille iufqu'au ventre, C'eft le paradis des cheuaux ?
Celtophile, Que doy-ie dire, finon qu'il-y-a ici double profanation? ou bien, que c'eft vne profa- nation qui furparfle d'autant les deux autres que la bcfte brate eft inférieure à la créature qui eft formée à l'image de Dieu ?
Il8 UlALOGVt SECOND
Philavsone. Si eft-ce que tel parle ainfi qui ne penfe pas à mal.
Celtophile. Cela peut eftre : mais ie ne puis croire que les inuenteurs de telles manières de par- ler, n'ayent penfé à mal, voire bien auant.
Philavsone. Si vous eftes fi fcrupuleux, vous orrez beaucoup d'autres façons de parler qui vous offenferont. car maintenant on vfe de ce mot Diui- nement à tous propos, iufques à dire, non pas feu- lement, Il parle diuinement bien, Il lit diuinement bien, il efcrit diuinement bien, (au lieu qu'on foulet dire. Il efcrit comme vn ange) Il chante diuinement bien : mais aufsi. Il ioue du lut diuinement bien. Il baie diuinement bien. Et quelques-vns fe contentent de dire Diuinement, fans adioufter Bien. On dira aufsi. Vêla vne viande diuinement bonne, Vêla du vin diuinement bon. Voire me fouuient-il d'auoir ouy dire, C'eft un diuinement bon cheual. Que dites vous de ceux qui parlent ainfi ?
Celtophile. Qu'ils profanent ce mot Diuinement, & par confequent font coulpables du crime de lèse maiefté : i'entcn (comme vous pouuez bien penfer) maicflé diuine.
Philavsone. Peut eftre que vous reprendriez tel courtifan de cefte façon de parler, qui ne fe trouue- ret pas defpourueu de rcfponfe. Car ie veux bien que vous fçachiez qu'ii-y-a des courtifans qui ont du fça- uoir plus qu'on ne penfe, & plus qu'ils n'en font le fcmblant : & aucuns qui eftudient ordinairement,
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIAXIZÉ 1 19
(mais en fecret, de peur d'eftre moquez) la plus grand'part defquels n'a autre but de fes eftudes, finon fe garnir tellement de refponfes que pour le moins ils ne foyent contrains de fe rendre du pre- mier coup. Vêla qui les fait courir pardeffus plu- fieurs fortes de Hures, & nommément pardeffus la Bible.
Celtophile. C'eft dommage de ce qu'ils ne font que courir pardeffus. Mais quant à la façon de parler dont il eft queftion, ie m'esbahi qu'ils pourroyent auoir trouué en ces fainds & facrez Hures pour la défendre.
Philavsoxe. le ne vous veux pas nier que ie ne les fueillette pas souuent : mais fi i'ay bonne mé- moire de ce que i'y ay leu autrefois, on y trouue des façons de parler par lefquelles on attribue de la diuinité à ce qui eft excellent. Et vous qui faites mieux voftre deuoir de reuiûter ces Hures, pouuez penfer à peu près ce que ie veux dire, & m'aider vn peu. car l'en ay befoin.
Celtophile, le me doute bien de ce que vous voulez aUeguer : c'eft qu'en quelques lieux vue chofe eft dide eftre de Dieu, quand eHe eft plus excellente que les autres de fon efpece, ou pour le moins qu'eUe les furpaffe en quelque forte. Ainfi font appelez les cèdres de Dieu, qui furpaffent les ' autres en hauteur. Et on expose femblablement Les montagnes de Dieu, en vn pfeaume de Dauid. Pa- reillement Spiritus Dei, tout au commancement de
I20 DULOGVE SECOND
Genefe, a efté expofé par aucuns magnus. Item Niniue eft appelée ciuitas magna Dei, ou Deo, au lieu de dire Ciuitas magna ualde. On lit aufsi, Vt fa- ciam cum eo mifericordiam Dei, pour mifericordiam maximam, au fécond liure de Samuel (finon qu'on aime mieux l'expofer Mifericordiam Dco grafam) Et au trentième chapitre de Genefe, Luâationibus Dei liiâatafum, pour magnis, ou uehementibus : ou pra- claris. Il-y-a quelques autres paffages ou ce mot s'entend ainfi : vray eft qu'en aucuns il fe peut prendre aufsi autrement, comme ou il eft did, Com- mota eft terra, ac fuit in pauore Dei. car on peut dire, Inpaiiore magno, ou In pauore immiffo a Deo. Ainfi en eft-il de ce pafTage, Sopor Dei ceciderat fuper eos. car on le peut expofer, Sopor magnus, Sopor uebe- mens : ou bien, Sopor immijfus à Deo.
Philavsone. Vrayement vous auez faid trefluffi- famment ce dont ie vous pries, car vous m'auez bien aidé quanta ces allégations : d'autant que ie n'aues qu'vne mémoire imaginaire de ces paflages : & non pas de tous, mais feulement de trois.
Celtophile. Vous penfez que ie vous aye beau- coup aidé : mais vous vous abufez. car ces paffages ne vous peuuent de rien feruir.
Philavsone. Pourquoy ?
Celtophile. Pourceque l'application de ce mot Dei n'a rien de femblable à l'application de ce mot Diuinement es façons de parler dont maintenant il s*agil.
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 121
Philavsone. Il me femble que fi.
Celtophile. Il me femble que non. & pour fçauoir lequel de nous deux a raifon, refpondez moy, s'il vous plaift. Eft-ce tout vn, de dire, Res qua ejî Dei, & Mes qua eft diuiua ?
Philavsone. Celle queftion eft ardue pour moy : i'ay bien befoin de la ruminer.
Celtophile. le ne vous veux pas prefler.
Philavsone. le refpon que res diuitia fe peut prendre en deux fortes, car diuinum quelquesfois s'oppofe à humanum : & quelquesfois ce qui procède d'vn homme, ou des hommes, eft appelé neantraoins diuinum, pour quelque excellence, par laquelle il furpafle ce qui eft ordinaire aux hommes, ou aux choufes humaines.
Celtophile. Vous pouuez-bien penfer que quand i'ay did Res qua eft diuiua, ie I'ay entendu en cefte féconde forte. Or maintenant il faut confiderer qu'il- y-a beaucoup de chofes que nous pouuons dire eftre de Dieu, félon la façon de parler Hébraïque, (à caufe de l'excellence qui eft eu elles pardeffus l'or- dinaire 4 comme la gloire de Dieu refplendiflant tant plus en elles que plus elles font excellentes en leur endroit : (c'eft à dire, entre les autres de mefme efpece) lefquelles toutesfois nous ne pourrions pas bonnement appeler diuines : de peur qu'on n'ima- ginaft en elles quelque diuinité au lieu d'auoir elgard à ce que ie vien de dire, ce qui aduiendroit, fi (pour exemple) au lieu de dire Vne montagne de Dieu, II i6
12 2 DIALOGVE SECOND
nous difions Vue montagne diuine : pareillement Vn arbre diuin, pour Vn arbre de Dieu. Tellement que quand bien nous dirions par vnc mefme façon Vne viande de Dieu, il-y-auroit bien à penfer fi nous pourrions dire aufsi Vne viande diuine. Et toutes- fois ie ne veux pas nier que quelque chofe ne puiflc eftre appelée res Deî, & aufsi Res diuina : principa- lement quand on a efgard aux dons que Dieu donne à l'efprit. Suyuant quoy il femble qu'en Genefe, ou il eft did, Friuceps Dei es apud nos^ (quant à Moyfes homo Dei, il-y-a quelque autre considération) on pourroit aufsi l'interpréter Princeps diuinus : en ex- pofant puis Princeps diuinus, ou Princeps diuina qua- dam prudentia pradilus : ou bien refoluant cela en quelque autre telle forte, félon l'exigence du paf- fage. Car ie ne penfe pas que nous ne puifsions dire, Diuina prudentia, Diuina eîoquentia, (ou Diuitui quadam prudentia, Diuina quadam eîoquentia) & que fi nous parlons ainfi des dons de l'efprit, l'efprit aufsi ne puifle eftre appelé diuin. (comme les Latins aufsi difoyent Diuinum ingenium) finon que nous aimions mieux dire, Vn efprit qui a quelque cliofc de diuin. Mefmement Platon tefmoigne qu'il y-auoit long temps qu'on auoit comraancé à dire Vn homme diuin. Or voyez vous maintenant que ie ne fuis pas fi rigoreux que vous penfiez, quand ie permets bien de parler ainli. Mais regardons quelle différence il- y-a entre ces fiçons de parler & celles que ie con- damne, & prenons le cas qu'on en peuft défendre
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 123
quelques-vnes : pour le moins faudroit-il qu'on nous confeffaft que c'eft contre raifon & contre le fens naturel d'attribuer de la diuinité au ieu & aux danfes : comme font ceux qui difent II ioue diuine- ment bien, Il danfe diuinement bien. Et quelques- vns difent aufsi, 11 iafe diuinement bien. Il caufe diuinement bien, Il plaifante diuinement bien, il fçait flatter diuinement bien. Il fçait difsimuler diui- nement bien. Il fçait mentir diuinement bien, Il fçait fe moquer diuinement bien. Pourquoy dira on ici Divinement bien, pluftoft que Diaboliquement bien ? Quant à ceux qui difent Vn diuinement bon cheual, ou Vn chenal qui va diuinement bien, ie penfe que voufmefme, par ce qui a efté dict, leur îçaurez bien faire leur procès.
Philavson'E. l'ay grand peur qu'en voulant faire le procès aux autres, ie ne me fifle le mien, car quelquesfois m'efchappent des traits de telle qualité. Toutesfois i'ay volontiers ouy ce que vous auez re- monftré touchant cette profanation : & fuis marri que la cour n'a beaucoup de femblables à vous, quant à la congnoiffance de telles choufes, aussi bien que de beaucoup d'autres.
Celtophile. le ne doute pas que maintenant il n'y ait en la cour plufieurs defquels vous eufsiez pu ouir vne pareille remonftrance, ou vue encore plus fuflfifante : mais s'il faloit parler de mon temps, ie fçay bien qu'il y auoit des hommes fi ignorans que non feulement ils ne fçauoyent s'il faloit dire Ceft
124 DIALOGVE SECOND
une terre de permijjion, ou C'cft vne terre de promif- sion, quand on vouloit louer extrêmement la fertilité d'vn terroir (laquelle ignorance fe voit encores en plufieurs, à ce que i'entendi hier de vous) mais au lieu de dire Vn pfeaume de Dauid, difoyent Vn fejfeaume de Dauid: pource qu'il ils oyoyent ordi- nairement parler des Sept pfeaumes : au lieu dequoy (comme l'oreille de chacun fe fçait bien accommo- der à fon ignorance) ils entendoyent SelTeaumes. Et encore c'eftoit grand cas quand ils eftoyent fi fça- uans qu'ils puflent dire que Dauid auoit faid lefdids Sefîeaumes. Car plufieurs ne fçauoyent autre chofe du roy Dauid, fmon ce qu'ils le voyoyent en pein- ture, iouant de la harpe. Et au refte, quand au com- mancement de l'vn defdiâs Sefleaumes on euft voulu leur faire dire De morjondis au lieu de dire De profondis, cela euft efté fort aifé. car aufsi bon leur euft femblé l'vn que l'autre. Bien peu de gens alors fçauoyent mettre diftindion entre les Hures apo- cryphes & les autres liures de la Bible : & quant à ce mot, ils l'accouftroyent de toutes façons : les uns difans Les liures pogrifes, les autres (pour le faire mieux fonner)L« liures progrifes. & encore s'ils n'y euflent trouué des grifes, ils ne s'en fuflent pas fou- uenus fi bien.
Philavsone. Maintenant vous n'y trouuerez pas vne ignorance fi brutale : mais quant aux profana- tions (s'il faut ainfi appeler toutes ces façons de par- ler que vous repreniez naguère) appreftez vous à en
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 12$
ouir de beaucoup d'autres fortes. Et me fouuient d'vne notamment, qui eft en vn mot duquel vous auez tantofl vfé.
Celtophile. En quel mot?
Philavsone. Au mot Créature, ie ne di pas qu'il- y-en ait, ainfi que vous en auez vfé, mais comme maintenant on en vfe quelquesfois. car au lieu qu'on ne difet qu'Vne créature de Dieu, maintenant on dit aufsi II eft créature d'vn tel feigneur, en la fignifi- cation que ie vous ay dicte naguère. Comme aufsi ie vous ay aduerti parcideuant qu'au lieu qu'on ne foulet vfer de ce mot Deuotion, ûnon quand on parlet de Dieu, afçauoir de l'affedion qu'on auet à fon feruice : maintenant on dit aufsi Eftre à la de- uotion de quelcun.
Celtophile. le m'esbahi encore plas de ceft autre mot Créature : et croy que le feigneur duquel ils difent que tel ou tel eft la créature, ils l'oferoyent appeler Créateur,
Philavsone. Aucuns l'ofent bien defia dire, Vn tel feigneur eft fon créateur. Et peut eftre que ce mot, encore qu'il foit corrélatif, vous femblera auoir plus de profanation. Mais dite moy, Si vous oyiez dire. Comment baptifez vous ceci? (de quoy que ce foit qu'on parle) pour dire. Comment nom- mez-vous ceci ? diriez-vous aufsi qu'il y auret de la profanation en vn tel langage?
Celtophile. En doutez-vous?
W6 DIALOGVE SECOND
Philavsoke, Si faudret il excepter les cloches, car vous fçauez qu'elles ont aufsi leur baptefme.
Celtophile. Ouy, entre quelques-vns : mais ie ne fçay pas per quam rcgulam.
PniLAVsoN'E. le vous plain fort, puis que vous eftes fi fcrupuleux. car ie fçay que vous orrez des manières de parler beaucoup pires : & vne entre autres ou on vfe du mot de Forltwe, au lieu de nom- mer Dieu. Car on dit ordinairement, La fortune voulut qu'un telfe rencontra : ou, que telle & telle choufe ad- uint. Ou La fortune a uoulu qu'un tel s'eft rencontré, La fortune a uoulu quHl ait eu la uiâoire. Ils difent aufsi, La fortune luy rit. Et aucuns (ie ne fçay fi c'eft pour ofpofer la philofophic Stoique à la religion Chriftianique) font fonner fort haut, & à tous pro- pos, Fatal & Fatalité, & Fatalement : &, Vne fatale àeflince. Et viennent iufqucs à faire vn verbe Fatali- ler. Quelques-vns difent aufsi Le ciel, au lieu de dire Dieu, en certains endrets. Et nommément loachim Du Bellay en vne fiennc epiftre, imprimée auec fes œuures, (de laquelle i'ay faiâ mention parcideuant) en a ainfi vfé, Priant le ciel te defpartir autant d'heu- reuje & longue uie, comme enuers toy il a efté libéral, voire prodigue de fes grâces. le fçay bien que vous pourrez trouuer eftrange qu'il vfe de Toy, & non de Vous, mcfmcment parlant au reuerendiflime cardi- nal Du bcllay : mais il parle en fa profe, comme il parlcrct en fes vers, ou cela cft permis. Et nous voyons que Marot aufisi (lequel, ne defplaife i mef-
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 127
fleurs les poètes de la Pléiade, congnoiflet bien le naturel de la langue Francefe) en a vfé efcriuant au roy : voire en parlant au Roy des rois, c'eft à dire à Dieu, en la tradudion des Pfeaumes de Dauid. En quoy il a fuiui l'exemple de fes predecefleurs : lef- quels difoyent Toy aux {àinds pareillement. Mefme- ment il-y-a en vne oraifon ancienne à la vierge Marie, A toy roine de haut parage.
Celtophile. Quant au pallage de Du bellay, ie ne m'arrefte pas à ce Toy : mais ie penfe à ce qu'il dit, Priant le ciel, au lieu de dire Priant Dieu : & à ce qu'il le taxe de prodigalité.
Philavsone. Aimeriez vous mieux qu'il dift (comme quelques-vns) Priant toute la cour celefte?
Celtophile. Nenni : & toutesfois l'autre ne vaut guère mieux : & penfe qu'en la fin on dira. Priant les aflres.
Philavsone. Vous pouuez bien le tenir defia pour dia. car ie m'affeure que fi on fueillctte ces fufdids mefsieurs de la nouuelle Pléiade, on trouuera en quelque coing, voire en quelques coings. Les ajtres, au lieu de dire Dieu. Et nous auons aufsi vn mot fort commun, par lequel nous faifons grand hon- neur aux aflres.
Celtophile. Quel mot ?
Philavsone. Defajtre, pour dire, Vn inconuenient, Vn accident, Vn malheur, Vne malencontre.
Celtophile. Il me fouuient l'auoir ouy dire de-
1 28 DIALOCVE Sr.COND
puis que ie fuis de retour, mais eft-il beaucoup en vfage ?
Philavsone. Autant qu'aucun autre mot nouueau : & fçay que quelcun voulant palier plus outre, a vfé aufsi de Defaftrément, en vn fien efcrit, au lieu de dire, Par vn defaflre, par vn malheur. Et vn autre a did Defaftrer, pour Infoi tuner, Rendre malheureux : SaDeJaftré, pour Infortuné.
Celtophile. Il me femble que ce mot Defaftre doit eflre appelé mot Chaldaique.^
Philavsone. Pourquoy mot Chaldaique ?
Celtophile. Pource qu'il eft tiré du profond de cefte aftrologie des Chaldeens, que nous voyons eflre expreiïément condamnée en la Bible.
Philavsone. Tant y-a qu'il eft fort vfiié, comme ie vous ay did. Mais il-y-a encores vn mot que i'oublics entre ceux defquels on vfe au lieu de dire Dieu.
Celtophile. le vous prie ne m'oublier rien.
Philavsone. C'eft Nature^ ou La nature. Car vous orrez fouuent. Nature (ou La nature) a faid cela, en parlant de ce que Dieu a faid. Et le mefme Du bel- lay en a vfé, Ainji donques toutes les cbofesque la Na- ture a créées.
Celtophile. Il fait Nature créatrice, au lieu que nous difons. Dieu le Créateur : quand il dit, Toutes les chofcs que Nature a créées. Or ie voudrois que loachim Du bellay (homme à la vérité de bon efprit & entendement) cuft leu Platon, ou fe fuft fouuenu
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ 129
de ce qu'il auoit leu en Platon de ceux qui attri- buent à nature ce qui appartient à Dieu, car ie croy qu'il euft eu honte de fe dire Chreftien, & toutes- fois ofter à Dieu l'honneur qu'vn poure philofophe payen ne vouloit pas permettre qu'on luy oftaft.
Philavsone. Ce que i ay allégué de loachim Du bellay eft vers le milieu du chapitre, au commance- ment duquel il dit, Si la Nature (dont quelque perfon- nage de grande renommée non fans raijon a douté fi on h deuoit appeler mère, ou marajire) euft donné aux hommes un commun vouloir & confentement.
Celtophile. Le perfonnage qu'il entend, eft Theo- phrafte (au moins aucuns luy attribuent ce dicton) lequel eftant aufsi plein d'impiété que Platon de pieté (entant qu'elle pouuoit entrer au cueur d'vn payen) eut toutesfois quelque remors, ou bien quel- que crainte de dire mal de Dieu : & pourtant au Ueu d'appeler Dieu paraftre, appela la Nature ma- raftre. Or maintenant ie vous laifle penfer comment ce propos eft bienfeant en la bouche d'vn qui fe dit Chreftien.
Philavsone. En parlant de Theophrafte, qui n'ofant appeler Dieu paraftre appelet La nature ma- raftre, vous m'auez faid penfer à plufieurs qui im- putent à Fortune ce qu'ils imputeroyent volontiers à Dieu, s'ils ofoyent. Car ils mettent tout fur elle, & fe courroucent à elle de tout ce qui ne leur vient à fouhait : comme fi il ne falet plus parler de proui- dence de Dieu.
II
17
IJO DIALOGUE SECOKD
Celtophile. le fçay bien que defia douant mon parlement madame Fortune fe mefloit de tout, For- tune dispofoit de tout (encore que l'ancien prouerbe die, L'homme propofe, & Dieu difpofe) Fortune rioit à l'vn, & eftoit contraire à l'autre, Fortune auançoit les vns & reculoit les autres : bref, Fortune faifoit tout. Et fouuentesfois on oyoit dire, La For- tune a voulu, ou La Fortune voulut. Item, Il le ren- contra par Fortune.
Philavsone. Maintenant tout eft plein de Fortune beaucoup plus encore qu'alors : & mefmement elle trotte beaucoup plus par les bouches poétiques que de voftre temps : lefquelles aufsi luy font de grands honneurs : car ils difent, Vn tel à le uent de Fortune en pouppe : & quelquesfois, Vn tel fingle au bon uent de Fortune : & vfent de plufieurs autres traits fem- blables, ou pour le moins qui ne font moins hono- rables. Mais aufsi quand elle les a fafchez, il femble qu'ils la vueillent foudroyer d'iniures.
Celtophile. S'il eftoit vray que communis error facit ius, tant eux que les autres feroyent aucune- nement excufables : pource qu'on voit quelques-vns de ceux mefmement qui font gens de bien, & qui fentent de la prouidence de Dieu comme bons Chreftiens en doiuent fentir, ne fe pouuoir garder aucunesfois d'vfer ainfi de ce mot Fortune, comme fi c'eftoit vnc dame à laquelle ils attribuaflent quel- que chofe. Et toutesfois comme i'ay renuoyé à Pla- ton ceux qui font des faufles & blafphemes imagina-
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ I3I
lions foubs le nom de Nature, aufsi voudrois-ie ren- uoyer à luuenal ceux qui font le mefme foubs le nom de Fortune. Car il vaut bien mieux que les profanes mefmement foyent ceux qui facent le pro- cès à ces profanateurs : c'eft à dire, à ceux qui par- lent ainfi profanement.
Philavsone. Vous faites grand honneur à ce poète, qu'en ceft endret il puiffe eftre le corredeur de plufieurs Chreftiens : & i'ay grand defir d'en- tendre ce qu'il dit.
Celtophile. le croy qu'il vous fouuiendra de ces deux vers,
NtdJum numen abeft fi fit prudentia : fed te Nos facimus Fortuna deam, cœloque locamus.
Philavsone. Il me fouuient de les y auoir leus.
Celtophile. Il me femble qu'il-y-a encore quel- que autre pafTage ou il fe moque de ceux qui attri- buent tout à Fortune. Or ie fay grand cas de ce poète, (pour vn payen) tant à caufe de ce qu'il monftre auoir quelque apprehenfion de la proui- dence diuine, (& notamment en ce qu'il reprend les prières que plufieurs faifoyent aux dieux, &dit qu'il faut laiffer à leur difcretion d'envoyer ce qu'ils con- gnoilîent eftre expédient) qu'à caufe de plufieurs belles remonftrances qui ne fe trouuent es autres. Du nombre defquelles eft cefte-ci,
— nmbi^tia fiqtiando citabere tejlis Incertaque rei, Pbalaris licet iniperet ut fis
152 DIALOGVE SECOND
> Falfus, & adtiioto dictet periuria tatiro, Summum crede nefas anitnam prifferre pudori. Et propter uitam uiuendi perdere eau/as.
Philavsone. Veci vn aduertiflement fort beau, ou vue fort belle remonftrance : mais qu'entendez- vous par ce dernier vers ?
Et pi-opter uitam iiinendi perdere catifas.
Celtophile. Si vn Chreftien auoit did cela, il faudroit entendre, Ne perdre point la vie éternelle & bienheureufe de peur de perdre cefte vie mor- telle : mais eftant did par vn payen, i'enten la bonne renommée par laquelle, voire en laquelle on vit après cefte vie.
Philavsone. Il-y-a bien apparence que cela doiue eftre entendu ainfi. Et pouuez retourner à voftre madame la Fortune, fans crainte d'eftre interrompu d'auantage par moy. ^
Celtophile. le voulois dire aufsi quant à icelle, que le poète Homère, qui eft des plus anciens, fait honte à quelques Chreftiens, en ce qu'il ne parle de Fortune en aucun endroit. Et quant à Hérodote (qui eft aufsi fort ancien) il faut que ceux qui l'ont bien & diligemment Icu, confeflcnt maugré leurs dents qu'il-y-a diff^ercnce de fa lychr, & de celle des autres : veu que fouucnt il ioint tbeia auec tychn. Ce qui m'a faid pcnfer quclquesfois â ce que dit la
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ I33
populaire tant ailleurs qu'à Paris, C'eft fortune, dieu le veult.
Philavsone. L'vn femble rapporter à l'autre. Mais voulez vous que ie vous die en vn mot, mon- fieur Celtophile, vous auriez beau dire aux courti- fans que les payens mefmement leur font leur procès touchant telle ou telle choufe : ils ne s'en feroyent que moquer, & pour toute raifon vous diroyent qu'il fe faut accommoder. Et fçauez-vous iufques ou va cefte accommodation ? iusques à dire Les dieux au lieu de Dieu : comme Les dieux uous ont donné, au lieu de dire. Dieu vous a donné. Il eft vray qu'ils vfent de cefte liberté (& non feulement eux, mais autres aufsi à leur exemple) lors principa- lement qu'ils foonettent, c'eft à dire, qu'ils efcriuent quelque fonnet. Et notez que foubs ombre qu'ils vfent du nombre pluriel, ils accouftrent la diuinité de toutes façons : (à l'imitation de ce trait, CrudeJes diiii, & autres femblables) ou fe pleignans de la mort de quelcun de leurs amis, ou de ce qu'ils n'au- ront eu bonne iflue de leurs defleins, ou marris de quelque autre choufe.
Celtophile. Vous me rendez bien eftonné. Si ainfi eft, il-y-a bien grande différence entre parler & efcrire courtifanement, ou poétiquement, & parler & efcrire Chreftiennenient.
Philavsone. Aufsi pour vous dire la vérité, plu- fieurs de ceux qui viuent en la cour & de la cour, eftudient bien mieux la leçon du courtifanifmc que
134 DIALOGVE SECOND
du Chriftianifme : & ont cefte maxime de ne se formalizer d'aucune choufe qui le concerne.
Celtophile. Voyla vne meraeilleufe maxime : elle femble eftre Machiauellique.
Philavsone. Elle le feret fi Machiauel inftruifet non feulement les princes, mais aufsi les fimples gentilshommes.
Celtophile. Penfez-vous qu'ils ne fe vueillent pas aider d'vne partie des préceptes donnez aux princes ?
Philavsone. le ne fçay pas fi on y trouueret ce précepte formellement : mais cela fçay ie bien, que celuy qui fuiura la dodrine de Machiauel, il fera bien difficile qu'il ne face le faut.
Celtophile. Qu'appelez vous faire le faut ?
Philavsone. On dit auiourdhuy Faire le faut, ou Franchir le faut, de ceux qui paffent outre les limites de la Chreftienté : c'eft à dire, qui ne fe foucient plus de la religion Chreftienne.
Celtophile. De quelle religion donc font-ils pro- fefsion ?
Philavsone. Au contraire, aucuns d'eux (car à Dieu ne plaife que ie parle de tous) fe moquent de toute religion, & de ceux qui fe formalizent pour aucune : mais nommément de ceux qu'ils voyent fe formalizer, voire fe tourmenter, pour la religion Chreftienne.
Celtophile. A ce que ie voy, ces moqueurs font de la confrairie de ceux qu'on appelle Athées, ou
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Atheiftes. Et ces mots de Lucain, — exeai aula Qui uult ejfe pius, viendroyenl bien à propos de ce que vous dites.
Philavsone. Ouy, fi ie vous voules permettre de les interpréter à la façon de ceux qui en abufent : mais outre ce que parcidevant ie vous ay monflré qu'il eftet là parlé à celuy qui regnet, & non au courtifan, ce plus ne s'entend pas pius erga deos, ni aufsi pius erga parentes^ mais appartient à cela mefme à quoy nous voyons appartenir pietas, au comman- cement de la première epiftre de Ciceron, entre celles qu'il efcrit à fes familiers.
Celtophile. Vous elles bien ioyeux de ce que vous pouuez deftourner de vos compagnons vn fi mauvais coup.
Philavsone. Il eft aifé à deftourner, car outre ces deux points que i'ay remonftrez, ce propos (quel qu'il foit) eft recité par le poète comme forti de la bouche d'vn mefchant homme, ainfi que i'ay did naguère. Il-y-a en ce mefme paffage, vn peu aupa- rauant, vn autre propos, ou vne autre fentence qui eft aufsi touchant ceux qui régnent : de laquelle on fe pourret fort esbahir, fi on la prenet comme vne choufe que l'auteur auret dide en fa perfonne & félon son iugement. Veci les mots, — mitiffima fors eji Regnorum fub rege nouo.
Celtophile. Il me faudroit ouir le précèdent, pour entendre bien le feus de cefte fentence.
Philavsone. le le vous reciteray : mais vous
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aduertiffant premièrement qu'il introduit vn qui confeille à Pompée de se retirer vers Ptolemee, pour eftre en fauueté : allegant, entr' autres choufes, que Ptolemee eft nouueau roy. Oyez maintenant tout le paffage, puifque vous defirez l'ouir,
Sceptra puer Ptolerrueus habet tibi débita, Magne, Tutela commiffa tua. quis nominis umbram Horreat? imwcua ejl atas. nec iura, fidemque, Re^eâùmque deûm ueteris Jperaueris aida. Nil pudet affuetos fuptris : mitijjima fors ejl Regnorum fub rege nouo.
Celtophile. le fuis bien de voftre opinion, que Lucain n'auroit iamais diâ; ceci parlant en fa per- fonne : pourcequ'il s'en faut beaucoup que toufiours il fe trouue vray.
Philavsone. Pour le moins il ne fe trouue pas vray en Roboam : qui au commancement de fon règne vint carefler & chérir fon peuple par ce beau propos, Mon père vous a chaftiez de verges, mais ie vous chaftieray de foits qui feront bien plus piquans.
Celtophile. Vous auez trouue vn exemple fort conuenable : lequel ie n'eufle pas oublié, car il eft. notable : comme aufsi le vers que nos predeceffeurs ont faid de ce roy, & lequel eft venu comme en prouerbe, doit bien eftre noté, (eftant quant au refte façonné à la mode de fon temps)
ConJiUum iuuenum Roi'oamum fecit egtnum.
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ I37
Philavsone. Ce vers meriteret eftre efcrit en grofles lettres d'or, en maints lieux que ie fçay bien.
Celtophile. Il faudroit que ceftuyci luy fift com- pagnie,
Malum confilium conjultori peffimum :
afin qu'il y euft pour faire peur tant à ceux qui reçoiuent le mauuais confeil, qu'à ceux qui le don- nent, le ne doute pas que vos compagnons n'en fiflent leur proufit.
Philavsoxe. Quand vous dites mes compagnons, vous entendez les courtifans. Mais il vous plaira auoir mémoire de ce que parcideuant ie vous ay diâ: touchant les deux fortes de courtifans.
Celtophile. l'enten bien que vous ne voulez auouer pour compagnons ceux qui n'ont pour le moins quelque once de probité.
Philavsone. Mais ceux qui n'en ont pour le moins vne liure.
Celtophile. En trouueroit-on bien en voftre cour qui en fuflent fi chargez ?
Philavsone. C'eft grand cas qu'on ne vous peut perfuader qu'il y-ait d'aufsi gens de bien qu'ailleurs : & toutesfois ie maintien qu'au contraire il faut que ceux qui y font gens de bien, le foyent plus qu'on ne l'eft ailleurs : tant pourcequ'il-y-a plus de vices, qu'aulsi plus d'amorces, plus d'appafts, pjus d'alle- 11 18
138 IHALOGVE SECON'D
chemens à iceux. tellement que le courtifan qui peut fi bien combattre contr' eux qu'en la fin il ait gangné ce point d'eftre homme de bien, a vne preudhommie afleuree & permanente, & laquelle on peut dire eftre à l'cfpreuue, quelques harquebou- zades que les vices luy puiffent tirer : tellement qu'en vn befoin il pourret aller parmi les diables, & parmi eux conferuer fa probité, comme ausfi la femme de laquelle la pudicité n'a pu eftre expugnee en la cour, fe peut bien vanter d'auoir fon pafleport & faufconduit, en quelque lieu qu'il luy plaife aller, & ne craindre aucuns affaux.
Celtophile. C'eft bien à cefte heure que vous vfez d'hyperboles encomiaftiques.
Philavsone. l'ay bien penfé que vous m'eftime- riez parler hyperboliquement : mais ie ne penfe auoir rien did de quoy ie ne me tienne tout alleuré : excepté ce que i'ay did touchant la conucrfation auec les diables. Car ie confidere maintenant que ce feret fe hazarder vn peu beaucoup, voire vn peu trop.
Celtophile. Mais de l'autre cofté ceux qui font mefchans, (dont le nombre eft beaucoup plus grand) font parfaidement mefchans : veu le récit que vous m'en faifiez naguère.
Philavsone. le vous confelfe qu'ils font mefchans en cramoifi, comme on parie auiourdhuy. Mais fou- uentesfois ceux qui font tels, font eftimez gens de feruice : & principalement ceux qui ont cefte qua-
DV LANGAGE FRANÇOIS ITALIANIZÉ I39
lité qui a efté mife la dernière fur les rengs, auant
que Lucain rompift noftre propos.
Celtophile. Qu'appelez-vous gens de feruice?
Philavsone. Qui peuuent pafler par tout, d'autant que leur confc' ^ ice aufsi paffe par tout.
Celtophile. Comment entendez-vous cela?
Philavsone. C'eft qu'ils s'accommodent tellement qu'en vn befoin ils feront en forte qu'on les prendra pluftoft pour des Turcs que pour des Chref- tiens.
Celtophile. Voyla vue horriblement eftrange accommodation. Les deux Lacedemooiens , Sper- thies & Bulis, enuoyez vers le roy Xerxes, n'eftoyent pas gens de feruice : veu qu'ils ne pouuoyent s'ac- commoder feulement à faire la reuerence à ce roy telle que les fiens la luy faifoyent : pourcequ'elle tenoit de l'adoration. Et cela ne leur venoit que d'vne grande generofité.
Philavsone. Au contraire aufsi on ne cerche rien moins pour gens de feruice que ceux qui ont le cueur généreux, car telles gens ne s'accommodent pas aifément à tout faire : comme ces gens de fer- uice s'accommoderont (û on veut) non feulement à adorer vn roy (encore que l'adoration ne foit deue qu'à Dieu) mais aufsi à adorer le diable, voire à luy faire hommage, en le baifant au derrière, auec les renoncemens folennels, dont vfeat les forciers.
Celtophile. Vous me faites trembler : mais s'il adulent qu'eftant à la cour ie me trouue auprès de
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quelcun de ces gens de feruice, ce fera bien pour trembler d'autre forte. Mais dite-moy vn peu : ces gens de feruice & leurs compagnons, c'eft à dire, ceux qui font du bois duquel font faids les gens de feruice, comment font-ils quand il eft queftion de mourir? de quelle accommodation vfent-ils?
Philavsone. a ce que i'ay pu voir en quelques- vns, encore que leur confcience ait accouftumé de pafler par tout, si eft-ce que venant à ce paflage, elle fe trouue fort empefchee, & les tourmente fort : comme ils monftrent par les foufpirs mefmement, & les horribles cris qu'ils iettent. Et pour vous parler priuément & familièrement, i'ay quelquesfois douté s'ils auoyent point vn diable dedans le corps, qui voulant fortir alors pour aller cercher vn autre logis, les tourmentaft ainfi, & fift qu'ils fe deme- nallent & tempeftaflent en telle forte. Car vous auez leu au Nouueau Teftament qu'aucuns des diables ou efprits immondes que noftre feigneur lefus Chrift iettet hors les corps de quelques perfonnes, alors qu'ils eftoyent prefts à fortir, faifoyent beaucoup plus de mal à icelles.
Celtophile. Ce que vous difes, que telles gens enflent vn diable dedans le corps, ne feroit pas incroyable : & fi ainfi eftoit, ce qu'on dit ordinaire" ment par vne manière de parler, fe trouueroit vray. Car vousfçauez qu'on dit d'vn tel homme que ceux dont nous parlons maintenant. Il a le diable au corps, OU; Il a le diable au ventre. Quoy qu'il en
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foit, ie ne m'esbahi pas maintenant fi telles gens vfent de paroles tant profanes, voire profanent celles qui autrement font bonnes. Et croy qu'ils ne doy- uent auoir horreur de rien, puifqa'ils en viennent iufque-là de dire Les dieux, au lieu de dire Dieu.
Philavsone. Cefte parole n'eft pas fi commune que les autres defquelles ie vous ay parlé : & fon principal vfage eft principalement en poefie. car vn Sonnet mefmement a bien meilleure grâce quand il y efl parlé des dieux, que quand il y eft parlé de Dieu.
Celtophile. Ce mot Sonnet fera caufe de me faire changer de propos, pour paffer vn peu ma fantaifie touchant ces diables dont nous auons parlé. Dite moy donc, ne parle Ion plus aucunement de Rondeau ni de Balade, mais feulement de Sonnet?
Philavsoke, Les mots de Rondeau & de Balade font du tout déferiez, car puifqu'il eft queftion de petrarquifer quant au refte, il faut bien qu'on petrar- quife aufsi quant à ce mot.
Celtophile. Mais au lieu de dire par manière de prouerbe, C'eft le refrain de la Balade, on ne dit pas, C'eft le refrain du Sonnet.
Philavsone. Comment le diroyent ces faifeurs de Sonnets, quand la plus grand' part ne fçait que c'eft que de refrain? Mais notez qu'outre les Sonnets, ils ont aufsi des Odes, ou il-y-a des Strophes & Anti- ftrophes.
Celtophile. Ce n'eft pas donc fans bien pinda-
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rizer. le ne di pas pindarizer, comme on pindarizc en vne cour de parlement, mais en contrefaifant les traits dithyrambiques de Pindare.
Philavsone. Quand vous aurez veu certaines odes d'aucuns des poètes qui font de la Pléiade (dont ie vous ay tantoft défia faid mention) ie m'alTeure que vous confeflerez qu'il-y-a de beaux traits, & de belles imitations de Pindare (ormis qu'il ne monte pas fi haut, pour defcendre tout en vn coup fi bas, comme eux font quelquesfois : mais vous y trou- uerez beaucoup de ces paroles que vous accufez de profanation : & notamment cefte-ci, Dieux, pour Dieu. Et c'eft en partie d'où eft venu le mal. car quand plufieurs courtifans font venus à la ledure de ces poètes, cela les a acheuez de peindre.
Celtophile. Il me femble que ces poètes fe deuoyent bien contenter d'auoir mis en V'fage ces autres traits profanes, dont vous auez parlé, & autres femblables, fans en venir iufque là, d'vfer de ce mot Dieux non feulement ou ils vouloyent parler des dieux des payens, mais aufsi là ou le Chriftianifmc requeroit qu'ils difl^ent Dieu, en nombre fingulier.
Philavsone. le penfe que le commancement de cela foit venu de l'imitation des poètes Latins, qui difent ordinairement (comme vous fçauez) Z>i/, ou Superiy ou CœUfles, ou Numina. & peu à peu l'oreille d'aucuns s'eft tellement accommodée à ce mot de Dieux, qu'elle l'a trouuc plus beau que le mot de Dieu. Et mefmcmcnt aucuns, pour plus grande
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galanterie, difent Les dieux immortels. En quoy ils latinizent & ethnicizent, ou payanizent (car vous me permettrez bien de parler ainfi) d'vne façon plus exprelTe.
Celtophile. Vous me parlez d'vne merueilleufe accommodation : quant à moy ie di qu'elle eft dia- bolique.
Philavsone. El moy ie di que vous eftes trop rigoreux.
Celtophile. Dire la venté fans rien flatter, appelez vous cela élire trop rigoreux?
Philavsone. A ce que ie voy, vous n'aurez iamais la patience de lire nos poètes courtifans. car ceux de la Pléiade font prefque tous courtifans.
Celtophile. le n'ay pas encore employé beau- coup de temps à les fueilleter.
Philavsone. Quand vous voudrez prendre le loifir & la patience de ce faire, vous trouuerez comme des princes ils en font des dieux : des prin- cefTes, ils en font des deeffes : honnorans aufsi leurs Maiftrefles (i'enten celles qu'on appelet autresfois Amoureufes) de ce mefme titre.
Celtophile. Voyla grand cas, que les Chreftiens foyent venus à vue telle profanation, veu qu'ils fou- loyent condamner les payens, en ce qu'ils vfoyent du titre de Diuus deuant le nom de leurs empereurs, qu'ils appeloyent Cefars.
Philavsone. Pour le moins nous pouuons dire que l'Italie s'eft difpenfee d'vfer de ce titre auant la
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France, car l'empereur Charles quint fut appelé Diuus Carolus par les Italiens tous les premiers. Et quant à noftre Henri, alors que les Italiens comman- cerent à efcrire divo henrico, ie croy que les Frances ne s'eftoyent pas encore difpenfez d'ainfi parler.
Celtophile. Il ne fe faut pas esbahir fi les Ita- liens ont toutes fortes de difpenfes auant les Fran- çois, car vous fçauez qu'ils font bien plus près de Romme.
Philavsone. le ne fçay pas quelle difpenfe ont ni les vus ni les autres : mais tant y a qu'ils fe permet- tent d'attribuer aux rois les titres que les payens (comme ie croy) faifoyent confcience d'attribuer à leurs rois ou empereurs : & nommément ceux ci, Optimo, Maximo.
Celtophile. Eft-il bien pofsible qu'on foit venu iufques à la profanation de ces mots ?
Philavsone. On y eft venu, & fe trouue en vn liure imprimé.
Celtophile. On fait grand tort à nos rois de leur attribuer tels titres, car la pofterité penfera qu'ils y ayent pris plaifir, & qu'ils les ayent pourchaflez : comme ainfi foit qu'au contraire nos rois de France de toute ancienneté ayent vfé de plus grande modeftie en leur grandeur, qu'aucuns autres. Mcfmement nous voyons que l'agenouillement, qui eft ordinaire alendroit de quelques autres rois, (voire roitelets, à comparaifon) en les feruant, n'a point efté prat-
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tiqué en France, tant s'en faut qu'ils ayent rien voulu vfurper fur la maiefté diuine.
Philavsone. Cela eft vray. mais on vous ref- pondra, qu'auiourdhuy on dit bien à l'empereur, Sacrée maiefté, & qu'il faut bien que nous don- nions à nos rois quelque titre equipollent, ou à peu près.
Celtophile. Comment equipollent? le di que ce titre d'Optimus, Maximus, emporte beaucoup plus que celuy de Sacrée maiefté : pourcequ'il comprend toute forte de louange que les hommes peuuent donner à Dieu. Et que les payens mefmement fiflent merueilleufement grand cas de ce titre, ils le monf- trent en ce qu'ils ne le donnoyent pas à tous leurs dieux, mais à vn feul : afçauoir à lupiter, lequel ils eftimoyent eftre beaucoup pardeftus les autres.
Philavsone. Vous examinez les choufes trop fub- tilement. que diriez vous donc de meiler Francesco Alunno, qui en la fin de fon epiflxe, par laquelle il dédie au Cardinal Farnefe fon liure, intitulé Le richeiie délia lingua uolgare, appelle fon prefent Les facrifices qu'il luy fait ? Car veci fes mots, Degnerafi adunque (la prego con ogni humilia) di riceuerlo cou fronte di Jignore non men d'animo che di titolo, & col rijpondermi délia riceuuta, far intendere al mondo, che la gran bonta fua riconofce per fomma fede^ & non per îiile ô neceffitata prefumtione qtiefta ostination mia di uoler far uedere al mondo & a lei la gran foria di quefto defiderio ch'io ho^ ch' ella con aggradire i miei II 19
146 DULOGVE SECOND
facrificij, mi tenga di continua intenta ad ardere ogni mia penftero, ogni mia uace, & ogni far^a tnia, perche à lei ne uenga l'adore.
Celtophile. le dirois, ou pluftoft ie di, que ceci ne vaut rien, non plus que le refte : mais toutesfois que tels traits feroyent plus excufables fortans d'vne bouche Italienne (fi excufables pouuoyent eftre) que s'ils fortoyent dVne bouche Françoife.
Philavsone. Pourquoy?
Celtophile. Pourccque l'Italienne, en vfant de tels traits ne parle pas tant contre fon naturel, que parleroit la Françoife, en vfant de pareil langage. Car defia cefte façon des Italiens, de dire Voftrc fei- gneurie, au lieu que nous difons fimplement Vous, eft comme vne entrée à ce langage fi colax.eutique & fi profane, ou (fi vous aimez mieux) fi colaxeuti- quement profane : & pareillement eft vn auantage qu'ils ont pardefTus nous pour y paruenir.
Philavsone. Si vous reprenez les Italiens de cefte couftvme de donner à chacun de la feigneurie, vous deuez reprendre aufsi quelque autres nations, lef- quelles ne fe peuuent garder, mefmement en parlant Latin, de donner de la domination ou de la magni- ficence au premier venu. Car vous fçauez qu'ils difent, Quamodo ualel dominatio tua F Quid dicit domi- natio tua F Quid petit dominatio tua F Et quelquesfois au lieu de Dominatta ils mettent Magnificentia.
Celtophile. le le doy bien fçauoir. car ils m'en ont donné fouuent au traucrs des oreilles : voire
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quelquesfois m'en ont rompu les oreilles. Et auant que i'y fufle accouftumé, ie les regardois, quand ils me parloyent ainfi, comme û ils euflent voulu fe moquer de moy. Encores après m'elire accouftumé à ouir cela d'eux, il n'eftoit pofsible aucunement de m'accouftumer à leur rendre la pareille, non pas feulement à dire Vos, quand ie ne parlois qu'à vn. Car fi i'eufle voulu refpondre de mefme, non feule- ment il m'euft falu dire Dominaiio tua, ou Magnifi- centia tua, mais aufsi Excelîentia tua, quelquesfois. Or ie penfois en moymefme, Que veux tu garder pour les princes, quand tu parleras à eux? Voyci donc que ie faifois : i'vfois de quelque mot, lequel pouuoit auoir lieu entre les Latins mefmement, en changeant la forme du langage feulement. Pour exemple, ie difois, Prudentia tua confiderabit, ou, Humanitas tua confiderabit. defquels mots on pour- roit vfer, auec vn peu de changement, quand mefmes il feroit queftion de parler comme les anciens Latins, car on pourroit dire, Prudentia; tua erit confiderare, ou, Humanitatis tua erit conjtderare.
Philavsone. Ils vous faifoyent quelquesfois prince, à ce que ie congnois par ce que vous auez did : orça, ne vous faifoyent-ils point aufsi roy quel- quesfois ?
Celtophile. Comment entendez-vous ceci?
Philavsone. Si, comme ils vous difoyent aucu- nesfois Excelîentia tua, ils ne vous difoyent point aufsi Serenitas tua.
148 DIALOGVE SECOND
Celtophile. le n'ay point fouuenance qu'on me l'ait did qu'vne feule fois.
Philavsone. Pour le moins auez vous efté roy vne fois.
Celtophile. le l'eufïe efté quant à l'honneur, fi autre choufe n'euft efté requife : mais celuy qui vfoit ainfi de ferenitas en mon endroit, n'entendoit pas me faire vn honneur royal : & quand bien il euft entendu me le faire, il ne m'euft pas efté faid pour- tant, loind que ie penfe qu'il a efté did autresfois à moindres aufli que rois. Mais (fi i'ay bonne mémoire) on commança d'vfer de ce mot alendroit des der- niers rois, ou pluftoft empereurs de Grèce, car il me femble qu'on leur difoit (au moins à quelques- vns) Gahnohs, qui vaut autant que Serenitas. Et quant à vfer de quelques titres honorables en efcri- uant les vns aux autres, nous en voyons des exem- ples es epiftres de Bafile Le grand. Car il me fou- uient d'vne qui commancc, Enetychon lois grammafi tr.s hofwMos fou. Et que d'vne autre le commance- ment eft, Pms egenelo phaneron h theofeueia fou ? Et qu'ailleurs il dit Euîaueia fou, ou Semnotxs, ou Timiotris, ou Teleiotvs. Et en Synefius aufsi nous trouuons quelques titres non moins honorables : s'il faut appeler tels mots des titres. Et pareillement les derniers Latins (que les autres nomment mo- dernes) ont vfé de quelques mots de telle façon.
Philavsone. Et pourtant il vous faudra confefTer que ce que les Italiens on did Voftre feigneurie, ce
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n'a efté qu'à l'imitation d'autres qui les auoycnt précédez.
Celtophile. le vous confefle que la chofe n'a pas eu fon commancement d'eux : mais ie penfe qu'elle a eu fon entretenement entr'eux plufqu'en aucune autre nation. & c'eft pourquoy ie vous ay did naguère que les Italiens, en vfant des traits dont nous parlions, ne parloyent pas tant contre leur naturel, que parleroyent les François s'ils vfoyent de tel langage.
Philavsone. Si tel langage eft totalement contre le naturel des Frances, il faut donc conclure que plufieurs font fort defnaturalizez aufsi bien en ceci qu'en autres choufes : tellement que ie crain que fe difpenfans peu à peu, ils n'en viennent là en la fin, de ne fe foncier du crime de leze maiefté diuine d'auantage que les autres. Car ie fçay qu'aucuns commancent ia à vfer de cefte façon de parler, le uous ay confacré mon feruice. Pareillement quant aux îuremens & blafphemes, aucuns, & principalement des gentils-hommes, vfent maintenant de iuremens & blafphemes, dont autreffois ils eulTent eu hor- reur : de forte qu'au lieu de dire, Il iure comme vn chartier, il faudra dire. Il jure comme un gentil- homme. Voire (qui eft la pitié) ils affedent des élé- gances aulsi bien en iuremens qu'en autres choufes : tellement que c'eft à qui iurera le plus élégamment : & faut (s'il eft pofsible) que l'elegance foit nouuelle.
Celtophile. Or ie vous prie toutesfois, que fi
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VOUS voulez retourner à vos exemples d'afFeftation de langage, vous ne mettiez pas telles élégances du nombre : car ie me pafleray bien de les cuir.
Philavsone. Aufsi ne veux-ie. car vous en orrez aflez à la cour.
Celtophile. Tant pis.
Philavsone. Puis donc que vous voulez que reprenions le propos fur lequel i'eftes, des beaux traits nouueaux, veci encore vn exemple, le tCay pas uouïu fouffrir pajfer deuant mes yeux une fi propre occafion, fans l'empoigner aux crins.
Celtophile. l'euffe volontiers demandé à celuy qui parloit ainfi. Que fçauez vous fi Occafion porte des crins, ou fi elle eft tondue ?
Philavsone. Il vous euft refpondu qu*eftant vne femme, il eft vrayfemblable qu'elle n'eft pas tondue.
Celtophile. Penfez vous que ce foit par deuant ou par derrière qu'elle porte des crins ?
Philavsone. Vêla vne belle queftion.
Celtophile. Ouy, c'eft une belle queftion : penfez feulement de refpondre û elle en porte par deuant ou bien par derrière.
Philavsone. Quant à moy ie vous puis affeurer qu'elle n'en porte que par deuant. Et qu'ainfi foit, louuicnne vous de ce vers,
FrotUe capilUUa efi, pojl efi Occafio aûua.
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Celtophile. Mais il-y-a long temps que ceci a efté did d'elle : & eft vra^-femblable que depuis elle fe foit faid tondre ou rafer par deuant, afin de n'eftre fi aifee à empoigner. Or cela eftant incerrain, il ne faloit pas que ceftuy-ci vfaft de ces termes, fans fçauoir premièrement certaines nouuelles de cela.
Philavsoke. Si eft-ce que tous les iours quelcun l'empoigne. Or fi elle eftet chauue par derrière, & rafee par deuant, ou pour le moins tondue, on ne la pourret pas empoigner.
Celtophile. C'eft bien did. vous prefuppofez, ie croy, qu'on ne luy voit que la tefte. Pofons le cas qu'ainfi foit, penfez-vous pas qu'on la puft empoi- gner par la tefte (encore qu'elle n'euft point de crins) quand on la luy ferreroit des deux coftez ?
Philavsone. Vous voulez rire, mais à bon efcient, que vous femble-il